Le public italien est bouché
Par DavidLeMarrec, samedi 10 novembre 2007 à :: En passant - brèves et jeux :: #763 :: rss
Dans la même perspective que le plus haut de tous les temps ou que nos récriminations sur les usages persistants du Met, voici un petit amusement sur la pratique du chant dans les théâtres.
Voici l'objet du crime.
Il s'agit de la soirée de prise de rôle (22 mars 1968 à Catane) de Pavarotti dans Arturo Talbot (I Puritani de Bellini), rôle emblématique s'il en est - particulièrement à la suite d'une erreur de déchiffrage du ténor créateur du rôle, changeant vraisemblablement un contre-ré bémol en contre-fa. (Quand on vous disait que les ténors...).
Aldo Protti, lui, demeure toujours un complément de distribution dans ces années, tout à fait honorable, mais peu spectaculaire vocalement pour le public, et d'un grand prosaïsme pour la postérité.
On y rencontre également le tout jeune Ruggero Raimondi, dont la voix n'a pas la transparence habituelle, mais bien la richesse des harmoniques de la basse verdienne standard - dans l'état de la captation du moins, le timbre est plus proche de Josef Greindl que de notre R. Raimondi...
Pavarotti, dont la voix n'a pas encore, "i" exceptés, le timbre rayonnant si particulier qu'on lui connaît à partir des années quatre-vingts, y braille toute la soirée, le plus forte possible, avec les plus longues tenues possibles et le plus d'intensité de timbre possible. Déjà, on y remarque une grande indifférence au contenu du texte chanté et un goût qui privilégie le spectaculaire jusqu'à la vulgarité. Et le profil vocal n'a pas la personnalité si singulière qu'on lui connaîtra plus tard, ni même la plus grande adéquation stylistique qu'il acquerra par la suite.
Bref, dans cette soirée étrange, Gabriella Tucci, de la génération précédente et en fin de carrière, tient avec valeur (à défaut de ses nuances invraisemblables, ces pianissimi subiti dont témoignent surtout son superbe Trouvère avec Schippers) la partie d'Elvira. Mais dans cet air, il semble qu'elle connaisse quelques difficultés.
Vous notez que la chanteuse débute avec prudence, et que malgré les piani qu'elle parvient à produire diminuendo, attestant d'une belle technique et d'un vrai goût, on la sent à la moitié de notre extrait à la limite de détonner dans ses gammes descendantes, aux attaques un peu basses. [La maîtrise relative de la vocalisation est en revanche une simple question de formation, que les chanteuses italiennes de cette école ont légère de ce côté.] La voix, progressivement, sort mal dans les sons piqués et les ornementations, tend à détonner de façon récurrente, jusqu'aux dernières gammes descendantes, qui débutent vraiment bas. Dans la coda, la voix est poussée, peine à trouver la justesse, les notes bougent, et l'avant-dernière tenue s'avère totalement à côté, comme vous pouvez l'entendre.
Peu importe, la prestation d'ensemble de la soirée est d'une valeur tout à fait réelle, et la personnalité vocale attachante.
Cependant notre émerveillement n'est pas dû, en réalité, à ce ratage mémorable mais inévitable dans une carrière constituée exclusivement de prises de risques, chaque soir. Même lorsqu'on pratique le répertoire pépère du chanteur italien spécialiste (douze Verdi, deux Bellini, trois Donizetti, et quelques Puccini ou véristes si l'on s'en sent le courage).
Il s'agit une fois encore de ce public abhorré... Le public italien applaudit sur la musique, ce qui donne force liquidités aux moulins des détracteurs de l'opéra péninsulaire. Qui y voient la preuve de l'inanité du contenu musical de ces opéras, seul l'étalage glottique pouvant ici justifier le déplacement pour ces jeux du cirque. Sur CSS, on le sait, on le blâme, on fulmine. Mais on nous répond toujours que c'est, au fond, une manifestation de la passion italienne pour l'opéra, avec ses codes propres. En contrepartie, on dispose d'un public intéressé et très connaisseur, capable de repérer le fumisme ou le hors style, fussent-ils ténus, aussi sûrement que Zurga les huîtres. Pourquoi ne huent-ils pas alors lors des coupures sauvages, mystère.
Mais nous sommes tout disposés à accepter cette explication, et à ronger notre frein devant ces débordements irrespectueux pour l'orchestre et la musique. Somme toute, en ces temps de promotion promotionnelle de l'authenticité, et avec un certain bonheur dans ses résultats concrets, aussi bien sur les ventes que sur le produit fini [1], on peut fort bien concevoir quelque chose comme une certaine relativité culturelle, une spécificité d'usages de nous incompris, et qui participent d'une autre forme de jubilation que celle qui nous est connue. Fort bien.
Ici, donc, le public applaudit immédiatement sur la musique, et après tout, manifeste ainsi son amour des voix et sa connaissance. Sauf que.
- Ce public, qui se déplace pour les voix, entre en délire à la fin d'un air valorisant, comme électrisé par la prestation de la chanteuse... qui vient de détonner autant que faire se peut, particulièrement sur la note la plus longuement tenue de l'air, totalement autre que celle écrite - et étrangère à l'accord tenu par l'orchestre. Mais c'était un forte assez bien timbré.
- Ce public connaisseur, qui entend un standard du répertoire et peut s'enthousiasmer pour une prestation manquée sur le plan technique, applaudit sur la musique, certes, mais se tait comme un seul homme au moment où celle-ci s'éteint... Il ne savait manifestement pas que cet air, un air d'exposition, n'est jamais enchaîné.
On nous opposera que Catane est le lointain repaire provincial de Lestrygons fort philistins, et qu'à Milan pareil outrage eût été hué. Est-ce un mieux, on s'en laisserait aisément persuader s'il n'y avait comme une réticence à cette cruauté imbécile - surtout pour une prestation par ailleurs tout à fait réussie.
Bref, avec un sourire au coin de la lèvre, nous pouvons l'affirmer : le public italien, qui certes peut méconnaître la structure d'un opéra belcantiste (parce qu'il y a l'opéra vériste aussi, ça fait quand même deux modèles à se souvenir), où les airs d'exposition sont isolés, et même celle d'une des trente oeuvres du répertoire en circuit fermé de la péninsule, comme ces Puritani, n'est pas seulement inculte - il est également bouché. Au moins au ton près.
Et ça, ça nous fait ricaner méchamment.
Parce qu'à partir de ces pièces à conviction, on va peut-être enfin pouvoir les évangéliser et leur apprendre un peu de tenue au concert.
P.S. : On nous souffle à l'instant une autre solution : programmer du Schreker. Ca rend le public plus fréquentable, paraît-il - surtout lorsqu'il n'y en a pas.
Sur ces entrefaites, CSS, repu de sa malignité complaisante contre ces massacreurs de musique instrumentale, vous communique tout de même les références de cette soirée, si vous êtes intéressé. Parce que bien entendu, le but n'est pas de dénigrer, n'est-ce pas. Surtout pas le public malappris, quelle idée avez-vous là.
Bellini - I PURITANI (Les Puritains)
Le 22 mars 1968.
Elvira - Gabriella Tucci
Artura Talbot - Luciano Pavarotti
Riccardo - Aldo Protti
Giorgio - Ruggero Raimondi
Orchestre et Choeurs du Grand-Théâtre Bellini de Catane
Dirigés par Argeo Quadri
Disclaimer :
Il s'agit bien sûr dans cette note du public des années soixante. Les choses se sont améliorées depuis.
Notes
[1] Même si, évidemment, l'argument de vente d'interprétations sur instruments d'époque est parfaitement fallacieux lorsqu'il s'agit d'authenticité, tous les musiciens sérieux et libres de leur parole (que ce soit Harnoncourt ou Jacobs...) en conviennent : les recherches musicologiques aident à jouer en style, donc à mieux faire sonner ces musiques, et offre par-dessus tout un imaginaire nouveau à exploiter, qui féconde leur personnalité musicale propre. Il s'agit donc bien d'interprétations contemporaines, informées par la musicologie. Si l'on y réfléchit un instant, une exécution réellement authentique suppose des instrumentistes aussi mauvais qu'à l'origine, des théâtres bruyants, des codes sociaux spécifiques, une culture distincte chez les auditeurs... Inaccessible et sans intérêt.
Commentaires
1. Le vendredi 16 novembre 2007 à , par jdm
2. Le vendredi 16 novembre 2007 à , par vartan
3. Le vendredi 16 novembre 2007 à , par jdm
4. Le samedi 17 novembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
5. Le samedi 17 novembre 2007 à , par jdm
6. Le dimanche 18 novembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
7. Le dimanche 18 novembre 2007 à , par Morloch
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9. Le mercredi 21 novembre 2007 à , par Morloch
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11. Le jeudi 22 novembre 2007 à , par Morloch
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13. Le jeudi 22 novembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
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