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Faux anglicisme


L'Ennemi est certes à nos frontières, mais si c'est l'Apocalypse, ce n'est pas toujours sa faute.

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Les frimeurs pédants adorent relever les errements d'orthographe ou d'usage de leurs semblables (la preuve). Et, accessoirement, les vaillants chargés de l'évangélisation l'alphabétisation des masses, de la maternelle à la faculté, insistent sur certaines déformations de notre bel idiome. Et pas forcément tous à mauvais escient, entendons-nous bien : un peu d'exactitude n'a jamais nui à personne.

Dans ce registre, on entend à tout bout de champ que l'oppression des peuples consiste dans le fait d'opprimer, et non d'oppresser une population. To oppress est en effet utilisé dans ce sens en anglais, et le Trésor de la Langue Française ne lui reconnaît pas officiellement cet emploi en français.

Pourtant, pourtant... voyez plutôt.



Il s'agit du serment de la conjuration de Fiesque, dans l'opéra d'Edouard Lalo. Vous entendez l'Orchestre National de Montpellier sous la direction d'Alain Altinoglu, ainsi que Roberto Alagna et Franck Ferrari pour les deux rôles les plus développés (respectivement Fiesque et Verrina). [Voir ici pour plus de détail sur l'oeuvre et sur Alagna.]

On entend nettement « Le tyran qui nous oppresse »... et l'oeuvre (premier opéra de Lalo, jamais représenté jusqu'à Montpellier 2008, qui n'était qu'une version de concert...) a été composée dans les années 1866-1868, à une période où la France était peu encline à se soumettre à l'impérialisme débridé de l'anglo-américain triomphant. La preuve, pas si longtemps auparavant (1843), Halévy proposait ceci (Charles VI, sous l'occupation anglaise de la France au début du XVe siècle) :


Le formidable Mathieu Lécroart (Raymond), puis Bruno Comparetti (le dauphin Charles), l'Orfeon Pamplones, Orchestre Français Albéric Magnard, le tout dirigé par Miquel Ortega. Compiègne, 10 avril 2005 (recréation mondiale).


On n'en est pas tout à fait à l'Entente Cordiale. En somme, le librettiste de Lalo, Charles Beauquier (d'après Die Verschwörung des Fiesco zu Genua de Schiller, sans doute via la pièce de Dumas), a utilisé le terme de façon figurée : les tyrans oppressent parce qu'ils font étouffer sous leur implacable pouvoir liberticide.

Bref, la confusion ou le sens double du mot n'ont pas eu besoin de l'anglais. Ce n'est peut-être pas si fautif que cela, puisqu'au sens figuré, oppresser se rapproche sensiblement de l'idée contenue par opprimer ; et si on veut absolument en bannir l'usage, inutile de mettre ça sur le compte d'une américanophilie déplacée.

Evidemment, il est certain que les journalistes imprégnés d'anglais commettent d'autant plus volontiers le crime de lèse-Richelieu, mais pour autant, ce n'est manifestement pas une explication tout à fait satisfaisante...


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Commentaires

1. Le lundi 3 août 2009 à , par Morloch :: site

Les lutins savent-ils qu'un Challenge est un terme français de tournoi de chevalerie, avec le Challengier qui relève le défi de son adversaire ? On le trouve dans Chrétien de Troyes. Toujours amusant de voir que les gâteux de l'académie française ne s'en sont jamais aperçus, et ont beaucoup rechigné à intégrer à la langue française le mot Challenge comme mot d'origine anglaise, après s'être escrimés à en trouver des équivalents bien français. Les pauvres...

2. Le dimanche 16 août 2009 à , par DavidLeMarrec

L'Académie Française, c'est compliqué. Ce ne sont pas des linguistes, ils ont la charge normative d'établir le bon usage, conformément à la façon aristocratique qu'on avait de penser au XVIIe siècle. Vaugelas, le célèbre maton de la langue française, disait précisément à cette époque qu'il fallait prendre pour étalon l'usage de la meilleure partie de la cour.

Aujourd'hui, on ne pense plus de même. Bien sûr, les cours de français de consistent pas dans la valorisation des patois et des argots divers, et visent à l'acquisition d'une langue standard, voire la plus raffinée possible ; mais la société ne le perçoit plus de même. Nous sommes dans une société démocratique, et dans ce cadre, on pense plutôt la langue comme un outil qui évolue avec une société et reflète ses préoccupations. Sans être un fanatique de l'application de la logique démocratique à tout (ça marche pas bien en musique et on n'en fait plus - à part chez Boulez, le grand homme avide de partager son pouvoir avec ses rivaux, comme l'on sait...), pour la langue, prendre en compte l'usager me paraît tout de même extrêmement bienvenu. J'avais même légèrement pesté contre ceux qui profitent de leur maîtrise de la langue pour mépriser cordialement leurs contemporains, ce qui n'est pas exactement l'idée que je me fais d'une attitude glorieuse...

Mais l'Académie Française n'a aucun pouvoir exécutif. Elle est là pour témoigner de l'existence d'un patrimoine, elle est la partie émergée du travail des littérateurs des des linguistes. Je vais être un brin excessif, mais elle est essentiellement là pour ceux qui ne lisent pas ses publications (comment ça, tout le monde ?) : le grand public et les étrangers. C'est une vitrine en quelque sorte. Et ça ne me choque pas, on a besoin de ce genre de chose pour se créer une sorte de légitimité culturelle sur la scène internationale, ça aide toujours en politique.

Aujourd'hui, l'usage intérieur de la maîtrise de la langue correcte, levier de centralisation du pouvoir tel qu'il était perçu à Villers-Cotterêts ou pour la fondation de l'Académie, n'est plus vraiment en vogue - bien que la langue soignée et l'usage oral de l'imparfait du subjonctif constituent bel et bien, aujourd'hui, une marque ostensible du milieu culturel auquel l'on appartient. Mais je ne vais pas entrer dans les affaires de distinction bourdivine (qui fonctionnent bien ici), c'est tout simplement une attitude individuelle et non pas étatique, et c'est ça qui m'intéressait.

Donc, je n'ai absolument aucune hostilité envers l'Académie et ses positions, qui s'expliquent par son cahier des charges. Après ça, nul n'est obligé de les suivre - et ça tombe bien, parce nul ne les suit.

Concernant l'anglais, ma foi, si le terme vient remplacer un terme identique, on peut essayer de trouver mieux ("entretien" veut dire la même chose qu' "interview") ; voire, on peut inventer à la québécoise des équivalents rigolos ("clavardage" pour "chat") ; mais effectivement, si des termes comme "challenge", "réaliser", "opportunité" (ou "oppresser" comme dans la présente notule), qui proviennent de surcroît du français et perdurent souvent sous un autre sens, surgissent et comblent un vide, désignent une nouvelle réalité, on n'a nul besoin de s'en détourner.

"Réaliser" au lieu de "se rendre compte de", "opportunité" dans le sens d' "occasion particulièrement bénéfique", ça me paraît faciliter la communication.

Pour "challenge", c'est encore mieux, c'est la même chose que l'original, mais adapté aux situations de la vie contemporaine...

Bien vu de ta part !

3. Le mercredi 29 juin 2011 à , par tutti magazine :: site

"Les lutins savent-ils qu'un Challenge est un terme français de tournoi de chevalerie", on peut rajouter "flirt"...
Eh oui, la langue anglaise emprunte 10 fois plus de vocabulaire au français que l'inverse.
Billet intéressant en tout cas.

4. Le jeudi 30 juin 2011 à , par DavidLeMarrec

Bonjour et bienvenue Tutti !

(Je découvre au passage le magazine dont vous faites la promotion.)

Niveau quantité, la moitié du lexique anglais provenant du latin via le français, il est certain que les quelques emprunts à la mode ou usages anglicisants de termes existants (comme "réaliser" ou "oppresser") sont loin de mettre en péril les excédents de la balance du lexique extérieur...

5. Le jeudi 30 juin 2011 à , par tutti magazine :: site

Merci pour votre réponse. Je découvre votre site et je suis assez impressionné par le niveau qui y règne. C'est rare sur la toile!
A très bientôt donc.

6. Le jeudi 30 juin 2011 à , par DavidLeMarrec

Merci, c'est très gentil !

Il y a cependant de vrais sites sérieux sur la Toile, de véritables bases de données très riches. Carnets sur sol n'a vraiment pas cette dimension-là, mais il est toujours très agréable d'entendre de lire de tels éloges sur mon petit bac à sable. Merci !

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David Le Marrec

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