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jeudi 31 mars 2011

Philomèle de Pierre-Charles Roy : le tragique rugueux - I - De la galanterie à l'horreur


Philomèle est une tragédie lyrique d'un compositeur dont il ne reste plus rien à disposition du grand public, Louis de La Coste qui a assez fortement marqué les esprits lors de cette création, en 1705. La pièce remporte un beau succès inattendu, en partie à cause de la musique (dont l'exactitude prosodique est vantée, en tout cas pour les récitatifs), mais grandement aussi à cause du poème de Pierre-Charles Roy, d'une vigueur inusitée.
En effet, en ce tournant du XVIIIe siècle voisinent les succès extraordinaires de l'opéra-ballet à entrées (L'Europe Galante de Campra, Issé de Destouches, Les Fêtes Vénitiennes de Campra à nouveau...), exposant d'aimables galanteries plus ou moins pittoresques, et l'apparition d'un genre de tragédie très noir, qui au lieu de l'apothéose traditionnelle, se change en catastrophe avec la surenchère que permet le genre mis en musique.


Il faut peut-être revenir sur l'essence de la tragédie lyrique à ce moment précis.

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A. La première école

Au temps de Lully, dans ce qu'on désigne sur CSS comme la "première école", on parle de "tragédie en musique" pour désigner un genre tout à fait distinct de la tragédie parlée, qui obéit à ses codes propres et doit beaucoup au modèle de Cavalli (longs récitatifs en basse continue, quelques airs brefs, prépondérance du drame), pour qui Lully avait écrit les ballets des représentations parisiennes d'Ercole Amante.

Dans ces premières oeuvres intégralement lyriques en français, les règles sont donc distinctes de la tragédie traditionnelle : le vraisemblable est remplacé par le merveilleux, et l'on oppose à l'unité de lieu (qui limitait les déplacements au vraisemblable) un changement systématique de décor, qui se justifie souvent par les capacités surnaturelles dont sont dotées les personnages.
La logique de ce théâtre est en réalité celle d'un théâtre à machines et d'une façon générale à grand spectacle, où l'action doit aussi servir de support à des démonstrations de ballet, de décors, de machinerie. Si l'on ne tue généralement pas sur scène, les suicides y sont en revanche fréquents : Quinault ne l'ose pas pour Atys, mais Campistron le réalise pour Achille et Polyxène.

A cette époque, le dénouement est traditionnellement positif : il s'agit aussi d'un spectacle d'apparat au service du roi (d'où les flatteries plus ou moins subtiles, plus ou moins éhontées des Prologues). Chez Lully, on recense ainsi Cadmus, Alceste, Thésée, Isis, Bellérophon, Proserpine, Persée et Amadis (sans compter la pastorale Acis & Galatée qui s'achèvent dans une jubilation finale, ménageant souvent un acte entier pour ce faire après une résolution de l'action dès le quatrième acte ou en début de cinquième. Soit une majorité (8 sur 12 tragédies achevées).
[A noter tout de même que dans Bellérophon, le retour au calme se fait après dévastation et morts nombreuses par le monstre, et clairement soulignées par l'acte IV, donc non sans une certaine amertume.]

Il existe cependant quelques exceptions, qui deviennent de plus en plus fréquentes au fil de la carrière de Lully.

1) La défaite des héros méchants :
=> Dans Phaëton, le héros éponyme est un contre-modèle, un parangon de prétention et d'ambition qui pour satisfaire sa soif de gloire brise le coeur de deux amants fidèles, et étale partout son assurance et sa morgue, jusqu'à se prétendre l'égal du Soleil (soit, les symboles étant transparents, du roi ou de Dieu - ce qui à l'époque en revient de toute façon symboliquement au même). Sa chute méritée, qui lui a valu les suffrages enthousiastes du public parisien (si bien qu'on l'a désigné comme "l'opéra du peuple"), marque à la fois la mort du personnage principal que nous avons suivi (la haute-contre, en plus, soit la tessiture la plus valorisée !) et le retour attendu de la justice.
=> Situation similaire dans Armide, puisque l'héroïne, même si elle est placée sous des traits bien plus attachants, est défaite, mais pour laisser la place au triomphe de la foi chrétienne et pour terminer les enchantements - ici encore un retour à l'ordre juste.

2) La défaite injuste mais non mortelle de héros envers lesquels la compassion est limitée :
=> Cette catégorie, relativement rare, ne concerne que Roland, flatté d'un espoir trompeur par Angélique, qui craignait de voir périr son obscur amant Médor. Sa fureur infamante ne le mène tout de même pas à mourir, et lui laisse la place pour d'autres exploits plus glorieux. Par ailleurs, le personnage (qui posait une contrainte illégitime sur Angélique, quelque part) est tenu par une basse-taille, ce qui le rend moins attachant : cette typologie vocale est dévolue à l'autorité et la bravoure (la voix de Jupiter et de Mars), mais non à l'amour heureux. Ainsi, même si le héros est défait, c'est ici aussi en suivant une certaine logique : la haute-contre tendre est couronnée par l'amour.
Le schéma, peu fréquent, se retrouve exactement à l'identique dans Omphale de Destouches & Houdar de La Motte.

3) La fin tragique de héros amoureux :
=> Minoritaire à l'époque de Lully, on y trouve seulement Atys (quatrième tragédie seulement !), où les tendres amants périssent atrocement (l'amante tuée par l'amant, et l'amant se suicidant). Néanmoins, contrairement à ce qui se passe dans les réelles tragédies "noires" des époques suivantes, le malheur est tempéré par une cérémonie funèbre qui hisse Atys, par la métamorphose, dans une certaine forme d'immortalité. Le spectateur n'est pas laissé seul avec la détresse d'une fin abyssale, on lui permet de rendre doucement hommage pendant une dizaine de minutes au héros défunt, de se retirer doucement du drame.
=> Mais dans Achille et Polyxène, dernier ouvrage de Lully dont son disciple Collasse acheva les actes II à V, la fin tragique de Polyxène, qui n'est pas causée non plus par la vilennie du personnage (bien que, comme pour Atys, on puisse lui imputer des torts moraux), n'est atténuée par aucun épilogue : son suicide clôt brutalement la pièce.


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B. La nouveauté de la tragédie "noire"

Louis XIV s'était progressivement détourné de la tragédie en musique, notamment à partir du scandale des moeurs de Lully avec le page Brunet (1685), et l'entrée sous l'influence de Madame de Maintenon dans une période plus favorable à la dévotion. Les créations ne se faisaient plus en présence du roi.

Ce sont des ouvrages galants (opéras-ballets ou tragédies-prétextes pour divertissements, débordant de mignardises autour d'une action convenue et malingre), après la mort de Lully, qui ranimèrent un peu l'intérêt de Louis XIV, de la Cour et du public en général, ceux qu'on citait en introduction.

Néanmoins, à cette même époque, voisinent des drames d'une rare intensité.

Il faut ainsi signaler Médée de Charpentier en 1693 (sur un livret de Thomas Corneille inspiré de la tragédie de Pierre, lui-même plutôt sur le modèle de Sénèque, plus paroxystique et moins compassionnel pour la criminelle qu'Euripide), qui n'évite pas les crimes les plus odieux (suicide de Créon, meurtre d'Oronte, empoisonnement et immolation de Créüse, double infanticide). Le dernier acte ne dispose d'ailleurs d'aucun divertissement, s'achevant dans la noirceur complète des corps de Merméros et Phérès jetés à Jason devant le palais de Créon en flammes.
L'oeuvre échoue.

Moins affreux, mais tout aussi tragique, la fin sans concession de Didon de Desmarest (1693 également) amène le suicide de Didon, sur le devant de la scène, à la manière de Polyxène, à cause de l'abandon amoureux (l'une par la mort son amant, l'autre par l'ordre des dieux). Immense succès à l'époque - il faut dire que la partition est une sorte de continuité lullyste assez idéale (comme si le style avait poursuivi son amélioration chez le même auteur !), avec en particulier une chaconne sur le modèle évident (même thématique !) d'Armide et Amadis.

Enfin il convient de mentionner une autre tragédie particulièrement importante, qui remporta un succès considérable, parmi les plus importants de l'histoire du genre : Tancrède de Campra.
Il en existe trois fins différentes, deux dans lesquelles Clorinde meurt dans les bras de Tancrède, comme chez le Tasse, et une troisième, gravée au disque (la plus saisissante), dans laquelle Danchet place la découverte de l'identité du cadavre dans la bouche d'Argant. Sans dire la vérité toute crue, son récit dévoile progressivement l'étendue de son malheur à Tancrède, à qui l'ont ôte ses armes, privé même du secours du suicide. Cette scène, proche de l'aphasie musicale et très économe verbalement, est l'une des plus stupéfiantes de tout le répertoire de la tragédie en musique.

Lorsque Pierre-Charles Roy écrit et propose Philomèle en 1705, ce n'est donc pas une nouveauté absolue. En revanche l'accumulation de cruautés envahit la plupart des actes de l'oeuvre (au moins sous forme de menaces, ce qui n'était le cas que dans Médée auparavant, oeuvre qui n'avait pas plu), et sa dimension amorale éclate plus que jamais auparavant.
Cette pièce ouvre la voie, alors même que la tragédie galante continue à plaire, à une série d'oeuvres dans un ton similaire (quoique moins radical, même chez Roy).

Les lutins de CSS se sont plongés dans cette oeuvre assez magnétique et vous livrent quelques observations.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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