La comédie musicale : écarts historiques (et lyriques)
Par DavidLeMarrec, mercredi 20 juillet 2011 à :: Comédie musicale - Discourir - Oeuvres :: #1786 :: rss
En lisant un certain nombre de partitions de musicals des années 30 à 50, en parallèle avec d'autres des années 80 à 2000, je note un certain nombre de choses qui ne sont pas forcément évidentes à la seule écoute. La comparaison entre Fain et Schwartz est particulièrement édifiante.
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1) Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la complexité d'écriture a considérablement augmenté,
aussi bien harmoniquement que rythmiquement. Beaucoup de modulations dans les partitions récentes, d'accords de quatre sons, et surtout des rythmes extrêmement syncopés. L'accent du phrasé tombe souvent une croche à côté de l'accent de la mesure - ce qui est très brouillon sur partition, mais transcrit tout simplement le jeu "before the beat".
Il est vrai que les chanteurs de comédie musicale on beaucoup de latitude de ce point de vue, et que le public ne leur reprochera pas de changer les rythmes ou même de ne pas être bien synchronisés avec l'accompagnement (les décalages sont toujours très nombreux, y compris au plus haut niveau).
Le saut quantitatif en matière de complexité entre les deux périodes est quasiment équivalent (à ceci près que les enjeux formels restent les mêmes, tout au plus quelques "récitatifs accompagnés" ou "mélodrames" supplémentaires) au bond qu'il y aurait entre le langage harmonique / rythmique de Vivaldi et celui de Schumann, pour se donner la mesure de la chose.
Comme les deux langages évoquent le vingtième siècle, on ne s'en aperçoit pas forcément, et puis après tout, de Mozart à Schumann, il n'y a que quarante ans... et Salieri et Beethoven ont été contemporains. Mais le bond est significatif.
C'est d'autant plus étonnant que si l'on compare Fain à Schwartz, donc, Fain sonne bien plus "plein" alors que Schwartz paraît assez maigrelet... mais c'est en réalité largement un effet d'orchestration (et de dureté de certaines harmonies, qu'on jugerait très maladroites dans le domaine du classique).
Il faudrait aussi pondérer cette observation, plus en profondeur, par la différence entre les façons de noter ces musiques : note-t-on les variations du groove ou le laisse-t-on sous-entendu, comme l'irrégularité des notes égales dans le baroque français ? Cela change tout, parce qu'effectivement, si l'on écrit de façon rectiligne les partitions plus récentes, elles perdent grandement en audace.
Je préviens donc ici que ces ébauches de remarques demandent à être remises en perspective. Je ne lance que des pistes pour l'heure, sur lesquelles je reviendrai potentiellement plus tard. Car l'interpénétration des traditions, dans le domaine du musical, rend complexe l'appréciation comparative des langages.
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2) Les tessitures sont extrêmement basses. L'usage de l'amplification permet de susurrer dans le micro, donc de chanter à très faible intensité en timbrant sans problème et en étant entendu. Une tessiture de soprano s'étend ainsi du sol2 au re4, moins aigu que le contralto de type lyrique, même chose pour les "ténors" qui plafonnent au mi3...
C'est toute l'économie de l'émission vocale qui change, puisqu'on privilégie alors le timbre et l'articulation à l'impact physique de la voix. Cela permet en particulier une clarté très agréable, avec un chant larynx très haut, en particulier pour assurer le belting, ces notes hautes très dynamiques des chanteurs de variété. Et les chanteurs, n'ayant pas besoin de couvrir, peuvent ouvrir leur voyelles, ce qui les rend plus naturelles et surtout plus expressives.
Cela explique aussi pourquoi les voix d'opéra sonnent tellement "construites", voire "grosses" et "artificielles". Les tessitures de la comédie musicale se rapprochent beaucoup plus de ce qu'on trouve dans le madrigal ou dans le baroque (avec moins de graves évidemment, puisque le micro projette ceux qui sont inaudibles). J'ai toujours eu beaucoup d'admiration pour le naturel des voix des musiques traditionnelles, voire certaines voix saines de variété (plutôt dans les temps anciens, ou alors chez les utilisateurs modernes du belting)... ce qu'on ne peut pas obtenir avec une voix d'opéra qui pour des raisons pratiques (pour être entendue, tout simplement) peut dans le meilleur des cas être ronde et légère, mais jamais réellement claire et ouverte.
On peut donc dire sans exagération que le chant lyrique est bien plus difficile... et même, si l'on considère le répertoire avec de grands orchestres ou des rythmes et intervalles complexes, infiniment plus difficile. Et cela même si les qualités requises sont bien entendu différentes.
J'ai opéré moi-même le test quelquefois - non pas que ce soit une grande preuve, mais la mesure objective et comparée de la qualité du timbre par le microphone, mise en rapport avec l'effort musculaire fourni, se révèle particulièrement intéressante.
Une fois qu'on a pris l'habitude de réduire la voilure pour le micro, d'alléger au maximum les mécanismes pour soutenir parfaitement un filet de voix, la voix sort bien plus facilement timbrée, du moins si elle est reposée (alors qu'on peut plus aisément chanter sombre et en force pour du lyrique, avec tout de même le problème considérable de la réduction de l'extension aiguë et du risque de forçage ou de mauvais geste vocal).
[Cela pose aussi la question de la pertinence de la technique lyrique lorsqu'on chante des tessitures pas trop tendues avec un simple piano dans une petite salle... et éventuellement des voisins infortunés. Mais c'est remettre toutes les fondations en question, gardons cela pour un autre jour.]
Au passage, et c'est quelque chose de troublant, les dynamiques sont considérablement compressées et égalisées par les ingénieurs du son, un peu comme on ferait avec une pédale d'expression à l'orgue en mettant très doux les grands jeux et très fort les jeux de fond, de façon à obtenir un volume constant. C'est quelque chose de réellement exotique (voire dérangeant) pour l'amateur d'opéra.
Les corrections de justesse, grand tabou dans le lyrique, sont plus nécessaires avec des voix peu vibrées et moins riches en harmoniques, et se justifie bien plus dans le cadre d'un travail vocal réalisé en symbiose avec le système d'amplification. (J'ai entendu quelquefois des corrections étranges du point de vue de la faisabilité vocale dans des lives, je me demande si ça ne se fait pas aussi pendant les représentations, où les notes tenues sont souvent basses.)
Lorsqu'on voit la différence qu'il peut exister sur une voix d'opéra selon les prises de son (on peut réellement flatter ou dénaturer le timbre), on frémit d'imaginer la dépendance d'un artiste dans le domaine où l'ingénieur du son est coproducteur du son lui-même... et où la plastique sonore d'un album participe grandement de la renommée d'un interprète. Ce doit être proprement terrifiant.
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3) La latitude laissée aux interprètes est très vaste, et comme pour le répertoire baroque, les notes de goût (appoggiatures et portamenti en particulier) sont de rigueur. Les retards et approximations rythmiques pullulent, à la fois par choix esthétique (donner du déhanché, du rebond, créer le groove) et par une certaine désinvolture sur l'exactitude du trait (ce qui compte est le mouvement).
Souvent aussi, l'interprète peut modifier la ligne, faire une sorte de variation, comme l'ornementation des da capo dans le seria.
Et c'est toujours cette familière étrangeté qui frappe, entre les deux genres, à la fois très parents, et pas véritablement appréciables de la même façon.
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On en reste là pour aujourd'hui, il faudrait prendre des exemples précis, séparer ces questions dans plusieurs notules. Mais le sujet est diablement riche, il mériterait plus ample développement.
=> Autres notules autour du musical dans la nouvelle catégorie créée à cet effet.
Commentaires
1. Le samedi 30 juillet 2011 à , par Ouf1er
2. Le samedi 30 juillet 2011 à , par DavidLeMarrec
3. Le samedi 30 juillet 2011 à , par Ouf1er
4. Le samedi 30 juillet 2011 à , par DavidLeMarrec
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