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Grétry : Panurge, la fin des préjugés - Sacchini : Renaud, la fin de l'espoir


Extraits sonores fournis.


Ensemble à l'acte I de Panurge dans l'Île des Lanternes de Grétry. Le Concert Spirituel, Hervé Niquet.
La représentation n'étant en principe pas documentée par France Musique, je prends la liberté de vous en proposer des extraits à titre d'illustration, afin de ne pas laisser perdre ce beau travail d'exhumation. La qualité n'est pas pas parfaite, et ne rend pas justice en particulier aux équilibres, à l'articulation des chanteurs, ni au grain des cordes. Bien évidemment, si l'un des ayants droit ne souhaite pas cette publication (à mon sens à leur avantage, mais ils sont seuls juges), je le retirerai immédiatement.


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1. Etat des lieux

D'André Ernest Modeste Grétry, l'Histoire commune n'avait retenu, jusqu'à 2009, qu'un musicien galant assez fade, dans la succession du Devin du Village de Rousseau. Tout ce qu'on pouvait trouver au disque était son Richard Coeur de Lion, opéra-comique dont le livret de Sedaine, assez malingre n'était pas fait pour exciter l'admiration.

L'oeuvre n'était même pas célèbre pour ses qualités intrinsèques : l'air de Blondel "Ô Richard, ô mon roi" était devenu l'air de ralliement des royalistes dans les années 1790 (il était de surcroît commode de remplacer Richard par Lou-is), devenant ainsi un pan d'histoire politique. Et, sur le versant plus musical, la Dame de Pique de Tchaïkovsky rendait marquante l'ariette de Laurette "Je crains de lui parler la nuit", démembrée et allentie par la vieille comtesse éponyme, en proie aux souvenirs.

EMI avait, comme pour Richard, publié L'Amant jaloux, autre comédie propre à conforter les clichés (dans un genre plus proche du vaudeville galant que de la pastorale). Mais l'exécution en était si lourde et le style tellement incompatible avec la grâce fragile de cette musique que toutes les fulgurances en passaient absolument inaperçues. Même après en avoir écouté l'interprétation adéquate (et inspirée) de Jérémie Rhorer, il reste impossible de se plonger sérieusement dans ce disque...
La situation était moins critique pour Zémire et Azor, à défaut d'être complètement enthousiasmante au disque. L'oeuvre a également été donnée lors de cette même saison de l'Opéra-Comique.

Enfin, La Caravane du Caire gravée par Minkowski ne révélait pas une musique extraordinaire (loin s'en faut !) et souffrait grandement des conditions figées du studio.

Puis vint la saison d'automne 2009 du CMBV, qui proposa coup sur coup plusieurs chefs-d'oeuvre qui révolutionnèrent complètement la perception de Grétry. Perception qui se révéla complètement erronée. Car non seulement Grétry n'est pas un musicien superficiel, mais de surcroît il est l'un des compositeurs les plus raffinés, les plus inspirés et les plus modernes du second XVIIIe siècle.

D'abord vint Andromaque (1780), coup de tonnerre auquel on a consacré plusieurs notules, toutes réunies dans cette catégorie (la liste des articles figure sur cette page) : l'oeuvre annonçait Berlioz, déployait quelques audaces en matière d'orchestration, proposait pour la première de la "musique subjective", et se montrait pourvue d'un haut sens dramatique et réutilisant amplement le matériau littéral racinien. Dans le même temps, l'Opéra Royal de Versailles proposait le ballet héroïque (véritable opéra en réalité) Céphale et Procris (1775), dont les qualités musicales, en particulier dans les récitatifs, se révélaient encore plus hautes. Des extraits de Guillaume Tell (1791) par Sébastien d'Hérin et ses Caractères avaient aussi mis en valeur une partition manifestement inégale, mais pourvue par endroit d'un grand souffle (l'air de Gessler !).

Enfin, la production scénique et stylistique adéquate de L'Amant jaloux (1778) à l'Opéra-Comique réhabilitait l'intérêt du Grétry comique ou léger.

Depuis, de nombreux autres titres sont exhumés (diversement intéressants) : Grétry a repris son rang de compositeur majeur de l'ère Louis XVI. Les partitions étant sensiblement plus difficiles à dénicher que pour les oeuvres du XIXe siècle - et le rendu bien moindre sans le truchement d'interprètes de valeur -, les lutins de CSS suivent donc avec avidité les nouveaux concerts autour de cette grande figure.

[D'autres disques ont paru, mais ne sont plus guère disponibles, par exemple ceux jamais réédités en CD, et notamment ce Panurge, comme la version de Jacques Houtman avec l'Orchestre de Chambre de la RTBF en 1972, distribuant notamment Julien Haas, Jean Ségani et même... Jules Bastin !]

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2. Grétry : Panurge dans l'Île des Lanternes (1785)

Hervé Niquet avait décidé de clore son concert d'hier (4 octobre 2011) par cinquante minutes extraits de cette oeuvre, dernier membre d'un triptyque de comédies lyriques qui imposa le genre pour la première fois sur la scène de l'Opéra (et non dans les salles spécialisées). Après l'Embarras des richesses et la Caravane du Caire, Grétry composa donc cette troisième comédie, dont le nom, évocateur des adaptations de la Foire plus que de la fine comédie de moeurs, fait peu attendre.

C'est à tort, car il s'agit ici encore d'une partition profondément originale.

D'abord, ses parentés musicales se trouvent souvent dans le futur. Bien sûr, dans la structure dramatique, on retrouve les marivaudages à la mode, et l'on songe à Così fan tutte, mais le livret de Chédeville ne semble pas exploiter bien loin les enjeux psychologiques, les abîmes ouverts par Da Ponte. Musicalement, on entend des trilles façon Osmin, ou certains bondissements pointés présents chez Leporello. Rien cependant de furieusement mozartien, à part qu'ils partagent un langage classique assez parent.
Je suis également frappé de la tournure très beethovenienne de l'introduction de l'air jaloux dévolu à l'épouse de Panurge : on songe très fort au larghetto de la Deuxième Symphonie ou à Fidelio. D'une façon générale, Grétry utilise comme Beethoven (sans bien sûr les construire de façon aussi récurrente et rigoureuse) quantité de petits motifs orchestraux, soit pour apporter de la couleur orchestrale, soit pour donner du caractère à l'accompagnement.


Katia Vellétaz, épouse délaissée de Panurge et réduite en esclavage, dans son grand air.


Dans ce même morceau, on entend de grands sauts d'intervalle vocaux, à la façon de "Dopo un'orrida procella de Vivaldi, ou des airs dans le goût de Lucio Silla'' chez Mozart...

Car de nombreux traits rattachent tout de même Grétry à son temps. Ainsi l'usage d'une pythonisse (la femme de Panurge déguisée, qui permet d'apitoyer le volage), d'une présence assez joyeuse, sans être tout à fait parodique non plus : le propos est riant, mais la figure de la prêtresse n'est nullement tournée en ridicule, comme si Chédeville avait tiré tout le parti comique d'une institution tout en se gardant d'abîmer les souvenirs qu'elle évoque dans le grand genre.

Enfin, l'on retrouve les qualités propres à Grétry, ces belles fusées, ces motifs spirituels, et tant de détails conçus pour conserver une poussée constante à l'ensemble - souci dont semble totalement dépourvu Sacchini, quel contraste entre les deux compositeurs joués par les mêmes interprètes le même soir !

Le final tendre serait assez étonnant si l'on n'avait pas encore dans l'oreille Ismène et Isménias de La Borde, témoignage essentiel de l'écriture de la troisième école chez un compositeur qui n'adopte pas la mode galante de Rameau ou Mondonville.

Mais surtout, c'est cet orage de réjouissances qui produit un effet totalement inédit. A cause de l'oracle, tandis que l'orchestre se déchaîne dans une superbe section en mineur menaçant - avec des zébrures impressionnantes de flûtes et de cors (encore une trouvaille, qui évoque un peu la mort de Pyrrhus) -, les personnages manifestent leur joie ("ah ! quel bonheur !").
Ce moment est réellement stupéfiant, à une époque où l'on utilise essentiellement les tonalités majeures, même pour manifester le tourment ou l'affliction.


L'orage paradoxal de l'acte I.


La section est assez courte, et la suite de la scène de l'orage est dominée par une sorte de marche très tapageuse et entraînante, dans un majeur éclatant, une chose beaucoup plus "normale" cependant. Mais ces instants d'originalité, comme souvent dans les oeuvres abouties de Grétry, sont assez profondéments marquants.

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3. Antonio Sacchini : Renaud ou la suite d'Armide (1783)

Aucun opéra de Sacchini ne m'a passionné à ce jour, ni son emblématique Oedipe à Colone (écouté en différentes versions, dont une couplant Mireille Delunsch et Valérie Millot !), ni les extraits de Dardanus tirés du fantastique récital Tragédiennes 2 de Véronique Gens et Christophe Rousset, ni ce Renaud.

L'exception consiste dans Chimène ou le Cid, qui malgré des tournures d'une galanterie souvent en décalage avec l'argument, ménage des moments assez forts qui évoquent Don Giovanni, comme on l'a déjà souligné.

Ce Renaud, donc, profitant explicitement dans son titre de l'engouement persistant pour le livret de Quinault, en reprend les personnages (sans en reprendre le texte). Mais on y retrouve les caractéristiques habituelles de Sacchini, malheureusement : la ligne du récitatif est molle comme du Piccinni (mais sans la belle veine mélodique de celui-ci), et la musique austère comme du Gluck (sans son relief dramatique).

Une sorte de Gluck mou, ce qui était déjà attesté par ses contemporains qui le considéraient comme un gluckiste modéré. Et le principal intérêt de Sacchini est effectivement d'aider à relativiser cette fameuse histoire de querelle. Gluck et Piccinni sont déjà très parents stylistiquement (avec une écriture plus mélodique pour Piccinni, et plus dramatique pour Gluck), mais il existe un bon nombre d'oeuvres qui se situent ou ailleurs (Les Danaïdes de Salieri, bien plus dramatique que du Gluck et bien plus mélodique que du Piccinni) ou au milieu (Sacchini, donc).

J'espérais assez de Renaud : ayant obtenu plus de succès que Chimène, la partition pouvait contenir ses fulgurances. Peut-être, mais elles ne figurent pas dans les extraits entendues hier soir en tout cas.

Quelques questions d'interprétation

Il faut dire que Marie Kalinine (surtout renommée pour ses Carmen, dont Eve Ruggieri a fait la promotion) ne transcende vraiment pas cette partition, avec une émission assez uniforme - engagée, mais sans éclat ni contrastes - et surtout très basse : le larynx semble assez écrasé, et la résonance haute qu'on attendrait dans un rôle aussi déclamé ne vient jamais. Je me suis demandé si le problème ne venait pas des tessitures baroques plus basses que ce qu'elle doit être accoutumée à assurer, mais j'ai déjà vu mention de rôles baroques chez elles, et elle chante de toute façon toujours avec cette voix.

Il s'agit typiquement d'un type de voix que je n'aime pas, à l'émission très basse, renforçant le son en l'assombrissant, tassant au maximum l'émission, et qui s'accommode assez mal ici des exigences de la partition, à commencer par l'impact sur la diction, qui reste correcte, mais demande un véritable effort pour être comprise, ce qui est particulièrement inconfortable dans une oeuvre "nouvelle", de surcroît proposée en extraits.

J'ai d'autant plus de scrupule à dire du mal que je trouve depuis longtemps son carnet de croquis très amusant (et d'une franchise courageuse, avec un sens de l'auto-dérision d'une qualité rare), et qu'étant présente sur la Toile, elle risque lire ces lignes.

Néanmoins, s'agissant d'une réserve en amont même du style, on peut considérer que c'est un a priori de la part des lutins. En tout cas, je n'ai pas trouvé le choix judicieux de défendre une oeuvre déjà faible avec une voix un peu opaque et sans grande variété de couleurs. Une musique plus efficace aurait moins mis en lumière certains traits de la chanteuse, et une voix plus versatile et plus intelligible aurait mieux soutenu cette musique.

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4. Interprétation de l'ensemble du concert

La soirée unique d'extraits comportait bien sûr moins de fulgurances et de sûreté chez l'orchestre qu'une oeuvre destinée à une tournée et à un enregistrement, mais l'orchestre tenait son rang, et sonnait très agréablement dans l'acoustique très particulière de la petite salle tout en bois. Belle incisivité des cordes, sans le côté malingre qu'il pouvait y avoir pour Andromaque. Vents fruités.

Côté chanteurs, nous disposions de :

Julie Fuchs et Katia Vellétaz, sopranos
Jennifer Borghi et Marie Kalinine, mezzo-sopranos
Mathias Vidal et Jeffrey Thompson, ténors
Aimery Lefèvre et Benoît Capt, barytons

Je ne reviens pas sur Marie Kalinine, qui ne tient que des parties chorales (les choeurs étant judicieusement réalisés par les solistes) dans le Grétry, et à propos de laquelle j'ai exprimé un certain nombre de réserves pour Armide. Je peux tout de même ajouter que le chant reste mieux qu'honorable et absolument pas désagréable, malgré la frustration sur certains aspects déterminants pour emporter la conviction dans ce répertoire.

J'aurais des réserves comparables à formuler au sujet d'Aimery Lefèvre, pourtant spécialiste de ce répertoire. Un baryton assez clair, mais qui, à cause des tessitures baroques vraiment basses pour ce type de voix, engorge beaucoup et tasse son émission vers l'arrière et le bas, sans réellement profiter de l'assise que lui donnerait un type d'émission plus brut. Le résultat est un chant assez empâté et gris, qui ne porte pas mal en salle (et qui est même étonnamment phonogénique !), mais qui manque de naturel, d'élégance et d'abandon pour ce répertoire, à mon sens.

Benoît Capt est à l'exact inverse, utilisant la base "sèche" de la voix, avec pour résultat un timbre peut-être un peu mince et métallique, mais qui 'claque' parfaitement et qui permet une diction parfaite (en dépit de [r] un peu généreusement roulés, même entre deux voyelles...). Il est vrai qu'à en juger par le physique et le timbre, le matériau de départ devait être plus facile à exploiter, avec des harmoniques graves qui pouvaient servir de base.
Quoi qu'il en soit, une des meilleures basses-tailles du moment.

Mathias Vidal est l'autre excellente fréquentation de la soirée. Jusqu'aux limites (la voix ne s'épanouit pas toujours, pour préserver l'absence de vibrato sur les attaques), tout chez lui séduit très agréablement. Déjà évoqué élogieusement, par touches, sur CSS.

Peu à dire sur Julie Fuchs, voix bien faite à qui échoit surtout un air virtuose chez Sacchini - conçu à la façon d'un (mauvais) air de concert de Mozart.

Jennifer Borghi, avec un vrai timbre de soprano, est peu flattée par les tessitures hautes qui révèlent des stridences - alors qu'elle est d'habitude d'une belle présence dans les rôles aux ambitus moins ambitieux vers l'aigu.

J'ai beaucoup aimé Jeffrey Thompson et son chant étranglé dans le rôle du méchant Ninus dans Pyrame et Thisbé de Francoeur & Rebel.
Néanmoins, en salle, comme on pouvait le supposer, la voix ne sort guère, et l'acteur n'étant pas aussi convaincant que le diseur, le résultat reste bien moins marquant, surtout avec des interventions aussi courtes.

Enfin, Katia Vellétaz fait valoir un abattage épatant dans le Grétry, tenant à elle seule la scène de la fausse pythonisse, avec un esprit ravageur. La voix m'a semblé moins ferme qu'à l'accoutumée, arrondissant encore plus ses notes, toujours émises en mode 'flottant' (cela se voit parfaitement sur les lèvres rentrées !), et assez peu sonore dans le grave, plus couvert par l'orchestre que dans le répertoire du premier XVIIIe. Un peu en dessous d'elle-même, sans doute à cause de la vocalité propre à la période, mais toujours un superbe timbre vieil ivoire et une actrice particulièrement en verve ce soir-là.

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5. Bilan

Sans être enthousiasmante ni révéler des chefs-d'oeuvre ou des interprètes ultimes, la soirée avait le grand mérite de faire entendre des extraits significatifs (cinquante minutes) d'une autre grande oeuvre de Grétry, confirmant la haute estime que lui portent les lutins de céans.

Tant mieux, c'était pour cela qu'on s'était déplacé !


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