Anne-Catherine Gillet : une carrière, un récital
Par DavidLeMarrec, mardi 15 novembre 2011 à :: Portraits - Disques et représentations - Mélodie française - Musiques du vingtième siècle :: #1868 :: rss
1. Pourquoi ?
Parution toute récente du premier récital d'Anne-Catherine Gillet. Un phénomène : distinguée par les mélomanes du "grand public" alors qu'elle jouait encore les seconds rôles, elle tient aujourd'hui de plus en plus de rôles prestigieux.
Au menu : caractéristiques, rôles, disque...
Visuel du disque Aeon, enregistré avec l'Orchestre Philharmonique de Liège dirigé par Paul Daniel.
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2. Ses caractéristiques ?
Un timbre clair et lumineux, articulé très en avant, une élocution parfaite (malgré les tessitures assez aiguës, un vrai défi), et surtout une qualité de phrasé hors du commun, qui procure un relief la plupart du temps inédit à ses personnages. Et ce n'est pas un vain mot, comme ceux qu'on peut lire dans les hagiographies : A.-C. Gillet va véritablement puiser à la source la direction de ses interprétations, en mettant en relief le mot. En "choisissant" ainsi ses mots, qui sont mis en valeur de façon harmonieuse, le reste suit - la composition du personnage, et alors la terrible machine de la diction et de la voix elle-même se mettent en branle, avec une sûreté qui force l'admiration.
On peut bien sûr rapprocher son timbre limpide et antérieur, son soin de la diction aussi, de toute une école de sopranos francophones de ces vingt dernières années, qui semblent les héritières d'Angelici, Esposito et Guiot : de Ghyslaine Raphanel à Eugénie Lefèvre (en passant par Karen Vourc'h, Virginie Pochon et Clémence Barrabé).
Néanmoins lorsqu'on sait qu'elle a débuté avec Jules Bastin, on ne peut qu'être frappé de la parenté des timbres - alors même que ce n'est pas lui qui l'a réellement formée techniquement.
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3. Ses rôles
Ils couvrent une très vaste période, de Monteverdi aux années soixante, avec des proportions assez également réparties. Je mets pour plus de clarté dans mes commentaires ultérieurs un astérique lorsque j'ai pu l'entendre dans le rôle.
XVIIe siècle : Monteverdi (Poppea)
XVIIIe siècle : Haendel (*Evanco de Riccardo), Rameau (Aricie), Mozart (*Susanna, Despina)...
XIXe siècle : Gounod (*Vincenette de Mireille), Bizet (*Micaëla), Chabrier (*Laoula de l'Etoile), Massenet (*Sophie de Werther), Puccini (*Musetta), Mascagni (*Lola de Cavalleria Rusticana)...
XXe siècle : Debussy (Mélisande), R. Strauss (*Zdenka d'Arabella), Poulenc (Blanche de la Force), Britten (la Gouvernante du Tour d'Ecrou), Damase (*Catherine Sloper de l'Héritière, *Colombe)...
Liste non exhaustive bien évidemment, je m'en suis tenu aux rôles dans lesquels je l'ai écoutée, et à ceux importants que je n'ai pas pu entendre.
Ses Evanco, Micaëla et Sophie sont disponibles dans le commerce. Vincenette et Lola ont été télédiffusées et sont en principe accessibles sur les sites de partage de vidéo. Et vous pourrez trouver des extraits de Colombe ci-après.
La voix se prête modérément, à mon sens, aux rôles peu élancés, à l'écriture trapue. Si son Evanco est fort bon grâce à la mobilité des coloratures et à son expression très agréablement frémissante pour du Haendel (bien que discutablement en rapport avec le personnage...), je n'aime pas démesurément sa Susanna, assez métallique, comme piégée dans un rôle trop petit où la voix ne peut s'épanouir, et l'interprétation verbale s'en ressent également. La seule fois où je l'ai entendue en salle, pour Musetta dans La Bohème, j'avais été assez frappé de l'absence de rayonnement de la voix - on n'entendait que le métal du formant [1], et l'expressivité verbale en souffrait aussi - si tant est qu'on puisse exprimer quelque chose de passionnant en Musetta, mais elle a justement prouvé qu'elle était capable de faire "parler" les rôles un peu minces.
Dans ce contexte, et à en juger par un très bref extrait entendu, je redoute un peu son Aricie à Garnier, le rôle étant très central (dans le "grand répertoire", ce type de tessiture est confié à un mezzo, voire à un alto) et dans ses "mauvaises notes". Non pas que ce puisse être mauvais, mais possiblement très en dessous de ses standards.
En revanche, dans les rôles de lyriques discrets ou extravertis, elle irradie. Dans les cas les plus modestes (Vincenette, Laoula), elle n'apporte qu'une belle couleur et une diction précise, mais le plus souvent, même dans des sopranos discrets comme Sophie de Werther, elle brosse un portrait très singulier, souvent un moment fort dans un drame d'une tout autre couleur. Dans cette perspective, sa Micaëla, d'un relief verbal - pour ne pas dire d'une éloquence - très inhabituel, est assez stupéfiante, une de ses plus grandes réalisations.
Evidemment, lorsque le personnage est davantage exposé, les potentialités d'impressionner (sur des critères très divers) se multiplient. Ainsi en Lola de Cavalleria Rusticana, l'effronterie glaçante de cette voix à la fois angélique, arrogante et glaciale produit un effet de stupeur sur le spectateur à l'égal de celui subi par Santuzza sur le parvis : la voix dispose d'une légèreté qui prédipose à l'indulgence, mais qui sent ici la désinvolture morale, et surtout sa facilité et son éclat paraissent narguer éhontément la pudeur et la pénitence qui siéent au lieu sacré où elle évolue.
Et dans les premiers rôles, qu'elle disait ne pas souhaiter aborder, mais qu'elle met de plus en plus clairement à son répertoire, la variété est même sensible au sein d'un même rôle. Elle peut alors aussi bien convaincre par son inspiration musicale - ses phrasés en Zdenka, au delà même des mots, se situent au plus haut degré de ce qui a été produit dans ce rôle. Rien qui n'échappe au contrôle ou à la pure logique instrumentale des lignes mélodiques. Et sans jamais sacrifier le texte bien évidemment.
Cependant ses rôles les plus emblématiques, de mon point de vue, véritables étendards de ses vertus, sont les Damase, la Catherine Sloper de L'Héritière (Louis Ducreux d'après les époux Goetz d'après Henry James), jeune fille écrasée par le dédain de son père dont les prophéties dégradantes deviennent auto-réalisatrices, jusqu'à l'éclat de la rupture du lien (introduit par les Goetz), dont elle rend superbement l'ingénuité avant d'en dépeindre la dureté nouvelle ; et puis bien sûr la versatile Colombe, pervertie ou révélée par le milieu du théâtre, incroyablement naïve, manipulatrice et indignée selon les situations. Sans doute le rôle où sa puissance verbale est la plus évidente, tant elle prend aisément toutes les formes sans jamais trahir la musique. [Commentaires et extraits dans cette notule.]
Enfin, il faut mentionner sa collaboration avec Salvatore Adamo, qui l'avait invitée sur scène (et dans le disque afférent) - le Pauvre Verlaine est d'une intensité lyrique assez étonnante, ménageant un équilibre surprenant entre les qualités du style opératique (ampleur du geste vocal) et celles de la chanson (précision de l'émotion verbale), alors même qu'elle conserve totalement sa voix habituelle.
Bref, si tout n'est pas parfait, l'écrasante majorité de ses prises de rôle ont convaincu, non seulement sur CSS, mais assez unaniment chez le public et dans la presse.
Je ne suis pas certain qu'il en aille de même à présent qu'elle projette de s'exposer dans des rôles plus célèbres et pas forcément aussi bien adaptés à ses caractéristiques. Traviata, en particulier, lui créera forcément des détracteurs, soit par comparaison avec les interprètes fétiches de tel ou tel (abondamment documentés par le disque), soit par légitimisme vocal (sa matière étant intrinsèquement plus légère que ce que suppose la partition). Mais elle est tout à fait capable, je suppose, de franchir cet obstacle, soit en levant toutes les préventions par sa singularité, soit en se recentrant rapidement sur les répertoires plus à même de flatter ses talents déclamatoires.
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4. Le disque
Le disque propose un programme qui, sans contenir de raretés absolues, peut être à bon droit considéré comme assez original.
Dans une perspective franglophone et plutôt lumineuse, il met en commun Knoxville : Summer of 1915 de Barber, Les Nuits d'été de Berlioz et Les Illuminations de Britten.
Il serait assez difficile (et plutôt peu pertinent) de proposer un commentaire global sur ces trois ensembles, autant les présenter séparément. La principale convergence reste la nature même de la voix, très claire et légère, très nettement articulée, et assez inhabituelle pour Berlioz et Barber.
Knoxville
Je ne suis pas pleinement convaincu par cette réalisation. Ce n'est pas tant l'accent (certes perfectible), que le placement de la voix, très français (très antérieur), qui est étrange ici. Et lorsque la voix prend une position plus à l'arrière, elle perd un peu en beauté.
Par ailleurs, son ton est si peu solennel, et la description tellement diluée dans la musicalité, que l'on ne sent pas toujours la nécessité du message délivré. L'évocation ne prend pas pleinement pour moi, quelque chose de très "chanté" se dégage, sans que la magie du moment suggéré par Agee ne soit réellement sensible.
Nuits d'été
Ces mélodies sont délicates à réussir, ou alors suis-je trop exigeant : je suis rarement satisfait par leur exécution, notamment en matière de mise en valeur des poèmes, que Berlioz réussit bien, mais que les tessitures pas forcément confortables (sans être extrêmes pour autant, réellement piégeuses !) rendent difficile à exploiter. Même les très excellents francophones y sont parfois étonnamment flous (Brigitte Balleys ou Anna Caterina Antonacci, par exemple), et en dehors d'Eleanor Steber et Véronique Gens, pas parfaites au demeurant, je ne suis que très rarement emporté dans la fièvre d'une interprétation de ce cycle.
Anne-Catherine Gillet ne fait pas tout à fait exception à la règle. Elle manifeste ici une variété de coloris réduite et un verbe un peu lisse. Ce n'est pas très étonnant, dans la mesure où l'écriture plus mélodique, par essence, d'une mélodie, l'éloigne des récitatifs élancés où elle excelle. Et elle revendique elle-même une grande proximité avec la dimension dramaturgique de l'opéra, un goût prononcé de la scène, mis très avant, peut-être plus encore que la voix, dans ses entretiens.
Néanmoins, elle apporte à ce cycle une clarté inhabituelle, réussit particulièrement les moments plus récitatifs ("ce léger parfum est mon âme"), et se montre même d'une justesse remarquable dans "Sur les lagunes" et "Absence", où elle grave ici des références en matière de naturel.
Illuminations
Dans une discographie grandement sinistrée, à quelques exceptions récentes, une bonne diction n'était pas de refus dans l'oeuvre. Cela dit, les hauteurs écrites (souvent autour du passage) et surtout la prosodie fantaisiste de Britten ne favorisent pas l'intelligibilité, qui reste comme d'habitude un peu lâche.
A.-C. Gillet s'y situe donc dans le cercle assez fermé de ceux qui ont réussi ce cycle, mais sans renverser non plus les montagnes.
Bilan
En somme, un très bon disque, avec un certain nombre de limites, qui est surtout très inférieur aux potentialités de l'artiste. D'où cette notule : il ne faut pas en rester là , et ne pas hésiter à partir à la découverte de ses réalisations dans des partitions plus élancées et plus déclamatoires, qu'elle peut réellement exalter, contrairement à celles de ce disque qu'elle sert très bien, mais sans les hausser au-dessus de leur écriture comme elle peut le faire quelquefois...
Un disque à recommander, mais peut-être un peu décevant pour ses admirateurs, parce qu'il ne rend pas vraiment justice à ce qui fait sa singularité.
Notes
[1] Voix phonogénique mais dont seul le métal passe en salle, on est proche du syndrome Stéphane Degout, que je trouve - contrairement à à peu près tout le monde - très décevant "en vrai", que ce soit dans de petites ou de grandes salles, alors que le disque et les captations radios montrent de tout autres qualités.
Commentaires
1. Le vendredi 15 novembre 2013 à , par Amalthée H.Cadouin :: site
2. Le dimanche 17 novembre 2013 à , par DavidLeMarrec
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