Carnets sur sol

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Dépaysement funèbre

[...] la ville, encore pleine de sa population française, mais prosternée dans la douleur et qui paraissait morte, se leva, d’un seul mouvement, à huit heures et demie du matin. Aux appels du glas de la cathédrale, les quarante mille Messins s’en allèrent dans leurs maisons de prière, ceux-ci chanter à la cathédrale la messe des morts, ceux-là réciter au temple le cantique de l’exil de Babylone, et ces autres à la synagogue leurs psaumes de deuil. Puis, tous les clochers de la ville sonnant, ils se rangèrent, place d’Armes, derrière leurs prêtres et leurs magistrats, et se rendirent, la croix catholique en tête, au milieu de la stupeur des Allemands, à Chambières, devant le monument que les femmes de Metz offraient aux soldats français morts dans les batailles du siège. « Ombres généreuses et chères, ne craignez pas un désolant oubli. » Ainsi parla le maire. L’évêque rappela que saint Paul défend de désespérer. Et par trois fois, il entonna là, Parce domine, tandis que la foule, à genoux, en pleurant, acclamait la France.

Cette foule, les départs l’ont terriblement diminuée, mais ceux qui restent savent que c’est leur devoir d’assister à la commémoration funèbre de septembre.

[...]

Les vitraux du chœur, bleu de roi, bleu de France et vert mêlé de jaune, font face à la rose du portail qui fleurit en réséda fané, et le transept rayonne des belles dames du seizième siècle qu’a créées Valentin Busch. A voir la nef légère, où la plus fine armature soutient ces portes de lumière, il semble que Metz ait voulu dresser un symbole de sa loyauté. Monseigneur Dupont des Loges invoque sur son testament l’ange de la cathédrale de Metz. Cet ange lumineux et qui plane sans bruit, je crois l’avoir vu errer sur les brumes de la rivière. Grâce à lui, cette basilique fière, délicate et sereine, s’accorde avec les rives mosellanes. L’atmosphère y est favorable à tous les sentiments nés du sol messin. Depuis trente-huit ans, ses cérémonies fournissent aux indigènes la seule occasion de se rassembler, de sentir et de penser ensemble. Elle s’est accrue des malheurs de la cité, et soit vaisseau qui brille au-dessus de la campagne paraît, dans le désastre lorrain, la maison de refuge du patriotisme.

[...]

Pour ces Messins, depuis trente-sept ans, il n’est pas de meilleur plaisir que de dresser les monuments du souvenir sur tous les plateaux du pays, ni de souci plus jaloux que de protéger leur cathédrale. Chacun d’eux recueille les moindres épaves des champs de bataille, s’attache à l’entretien des ossuaires, surveille avec inquiétude les entreprises, les menées des vainqueurs protestants autour de la vieille basilique, et veut qu’elle demeure dédiée au dieu des Messins. Voilà leur piété, voilà leur fierté ! Au fond de ces cÅ“urs vivent toujours les idées qui inspirèrent les deux plus grandes fêtes du moyen âge catholique : la fête en l’honneur des saintes Reliques et celle pour la Dédicace de l’église. Avec quelle amitié minutieuse, nos pères, jadis, consacraient chaque partie du bel édifice ! De quelle vénération, enthousiaste et confiante, ils entouraient les moindres restes des martyrs, des héros. Aujourd’hui, ces deux grandes idées ne sont plus comprises qu’imparfaitement ; on les délaisse, mais sous la cendre qui les recouvre, le moindre souffle les ravive. Elles composent peut-être la religion naturelle de notre race, ce qui s’éveille dans la partie mystérieuse de chacun de nous et qui nous réunit, les uns les autres, au choc d’une émotion de douleur ou de joie. Ces nobles revenantes, ces pensées éternelles animent, ce matin, la foule.

L’orgue est petit, les chanteurs lointains, et le groupe des prêtres en deuil se perd dans la pénombre de l’abside. L’évêque, d’une race étrangère, mais d’un cÅ“ur noble, est prosterné sur son trône violet. Chacun s’incline, la messe vient de commencer, et l’officiant nomme ceux pour qui l’on va célébrer l’office. « Aujourd’hui, nous faisons mémoire des soldats français tombés dans les batailles sous Metz. »

Cette formule consacrée est soutenue, appuyée, doublée du vÅ“u pressant de toute l’assemblée. Véritable évocation ! Les morts se lèvent de leurs sillons ; ils accourent des tragiques plateaux, de Borny, Gravelotte, Saint-Privat, Servigny, Peltre et Ladonchamp… On les accueille avec vénération. Ils ont défendu la cité et la protègent encore ; leur mémoire empêche qu’on méprise Metz.

La présence de ces ombres tutélaires dispose chacun à se remémorer l’histoire de son foyer. Celui-ci songe à ses parents, dont la vieillesse fut désolée ; cet autre à ses fils partis ; cet autre encore à sa fortune diminuée. Et le chef de famille, s’adressant â son père disparu, murmure : « Vois, nous sommes tous là, et le plus jeune, que tu n’as pas connu, pense comme tu pensais. »

Ainsi chacun rêve à sa guise… Mais s’ils sont venus, ces Messins, dans la maison de l’Éternel, c’est d’instinct pour s’accoter à quelque chose qui ne meurt pas. Il leur faut une pensée qui les rassemble et les rassure. Le prêtre donne lecture de l’Épître. Admirable morceau de circonstance, car il raconte l’histoire des Macchabées, qui moururent en combattant pour leur pays et que Dieu accueillit, parce qu’ils avaient accepté le sommeil de la mort avec héroïsme. C’est le texte le plus ancien et le plus précis où s’affirme la doctrine de l’Église sur les morts. Une grande idée la commande, c’est qu’ils ressusciteront un jour… Honorons leurs reliques, puisqu’elles revivront ; conduisons-nous de manière à leur plaire, puis qu’ils nous surveillent, et sachons qu’il dépend de nous d’abréger leurs peines.

Ces vieilles croyances communiquent à tout l’office des morts son caractère de tristesse douce et de mélancolie mêlée d’espérance. Une musique s’insinue dans les cÅ“urs. Des appels incessants s’élèvent pour que des êtres chers obtiennent leur sommeil. Les traits rapides et pénétrants que le moyen âge appelait les larmes des saints, et ces vieilles cantilènes, qui faisaient pleurer Jean-Jacques à Saint Sulpice, n’ont rien perdu de leur puissance pour détendre les âmes. Les regards ne peuvent se détacher des lumières du cercueil. Quoi ! cette douloureuse armée est devenue une centaine de vives flammes sur les fleurs d’un catafalque ! « Vita mutatur non tollitur » chantera bientôt l’office. « Les morts ne sont plus comme nous, mais ils sont encore parmi nous. » Quel repos, quelle plénitude apaisée !

Soudain, voici qu’au milieu de ces pensées consolantes, éclate le Dies irae. Mélodie de crainte et de terreur, poème farouche, il surgit dans cet ensemble liturgique, si doux et si nuancé ; il prophétise les jours de la colère à venir, mais en même temps il renouvelle les sombres semaines du siège. Son éclat aide cette messe à exprimer complètement ces âmes messines, dont les années ont pu calmer la surface, mais au fond desquelles subsiste la première horreur de la capitulation.

« Jour de colère, jour de larmes… » Qui pourrait retenir ces fidèles de trouver un sens multiple et leur propre image sous la buée de ces proses ? Depuis les siècles, chacun interprète les beaux accents latins. « Juge vengeur et juste, accordez-moi remise… Délivrez-nous du lac profond où nous avons glissé ; délivrez-nous de la gueule du lion ; que le Tartare ne nous absorbe pas ; que nous ne tombions pas dans la nuit… » Cette nuit, pour les gens de Metz, signifie une dure vie sous le joug allemand, loin des douceurs et des lumières de la France, et pour eux l’idée de résurrection se double d’un rêve de revanche. Ils enrichissent de tout leur patriotisme une liturgie déjà si pleine.

Ces longues supplications, d’une beauté triste et persuasive, ces espérances, où la crainte et la douleur s’évadent parfois en tumulte, recréent au ras du sol, sous cette voûte où palpitent les ombres, l’émotion des premiers chrétiens aux catacombes. Une religion se recompose dans cette foule en deuil, une foi municipale et catholique. Ces Messins croient assister à la messe de leur civilisation. Ils forment une communauté, liée par ses souvenirs et par ses plaintes, et chacun d’eux sent qu’il s’augmente de l’agrandissement de tous. Cette magnanimité qu’ils voudraient produire dans des actes sublimes, ils en témoignent jusque dans les détails familiers de cette matinée. Avec quelle vénération, tous s’inclinent devant les Dames de Metz, qui sollicitent et tendent une bourse au large ruban noir pour l’entretien des tombes ! La cathédrale est pleine des émotions les plus vraies, sans rien de théâtral.

[...]

Pourtant ce frivole Asmus, au moment de l’absoute, quand les cloches commencent à sonner et que les prêtres viennent se ranger autour du catafalque flamboyant, observe que Colette a essuyé ses larmes et que son visage resplendit de force. Il s’effraye en devinant chez la jeune fille une sorte d’enthousiasme, dont il ne peut pas espérer d’être l’objet.

La position des anti-dreyfusards a souvent occulté, dans la mémoire collective, leurs mérites ; il en va ainsi, plus généralement, de la plupart des hommes de droite du début du vingtième siècle, dont les convictions racistes et patriotiques ont assez mal vieilli. Le cas est particulièrement regrettable pour Barrès, qui ne manifeste pas en tout lieu un pesant esprit de sérieux - son « histoire exemplaire » Colette Baudoche, censée se dérouler au moment même de la publication (action en 1908 pour un livre paru en 1909), en témoignage.

Alors que ce récit appelle explicitement (c'est même sa conclusion) à la reconquête, et décrit les Allemands comme barbares, incultes, foncièrement inférieurs - si bien que le plus francophile d'entre eux ne peut être digne de la moindre fille de France -, rien n'y est présenté avec dogmatisme ; beaucoup de questions demeurent ouvertes, et une forme de grâce légère (l'Esprit français ?) souffle sans cesse sur ces lignes, qui débordent de conviction mais paraissent dépourvues de ressentiment.

Je suppose que cette longue évocation des commémorations messines de la défaite de 70 peut aisément séduire les amateurs de musique, avec son climat au diapason de la messe funèbre. Je ne me lasse pas d'y admirer la beauté des proportions et du vocabulaire, le galbe étudié de l'ensemble... qui ne se départissent jamais du naturel et ne sonnent jamais trop « Ã©crits ». Une sorte de juste mesure qui brille par son équilibre et non par son bruyant éclat.
Exprimées ainsi, les opinions les plus étrangères à notre temps prennent un tour compréhensible et presque familier. Un beau voyage.


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Commentaires

1. Le samedi 2 février 2013 à , par malko

C'est sincèrement un texte magnifique. Et très musical, non pas au sens : " entre les lignes " mais dans celui où il nous est donné d'entendre ce qu'entendent les commémorants.

2. Le samedi 2 février 2013 à , par Lavinie :: site

C'est très beau, en effet.
Rien que le rythme de la première phrase : "la ville, encore pleine de sa population française, mais prosternée dans la douleur et qui paraissait morte" et j'étais séduite ! Il n'y a pas que la musique, il y a aussi la richesse et la vivacité des tableaux, c'est déjà presque un film.

3. Le dimanche 3 février 2013 à , par Olivier

Bonsoir,

Maurice Barrès! Encore un merveilleux choix que j'approuve: une écriture et un rythme (merci Lavinie) mis au service de la Terre (et) de nos Ancêtres, du Souvenir. Bien sûr, il serait étonnant que votre rappel, dont le moment est très bien choisi, ne soit pas critiqué.
Les souvenirs de voyage sont aussi remarquables, et un jardin sur l'Oronte!

Par contre, j'ignore tout de la méthode de M.Barrès pour obtenir une aussi belle écriture. Une grande part innée, sans doute, mais pour le reste ? combien de ratures, de versions ? Beaucoup de travail certainement.

Un temps inintéressant, même pas détestable.

4. Le dimanche 3 février 2013 à , par David Le Marrec

Bonsoir à tous,

Merci pour ces réactions, je les découvre avec beaucoup de plaisir.

@ Olivier :
Même si la citation fait effectivement écho aux récentes commémorations officielles, et rend encore plus spectaculaire le chemin parcouru (de la haine héréditaire à la chaîne commune dont on se moque des deux côtés du Rhin), elle n'était pas vraiment dictée par les circonstances. Je me suis simplement plongé dans ce petit ouvrage après avoir lu par hasard son commencement, une description assez sarcastique de l'architecture de Metz - dont j'avais cité quelques extraits ici même, il y a quelques semaines de cela.

Je ne me suis pas penché sur les travaux de génétique textuelle qui n'ont pas dû manquer d'être produits sur l'oeuvre de Barrès, je ne puis donc pas répondre à votre question sur ses méthodes. Un Jardin sur l'Oronte a au passage servi de thème pour un opéra de Bachelet, dont un ami défricheur de partitions m'a dit le plus grand bien - mais je n'ai pas encore eu le bonheur de lire. Je compte en parler prochainement.

Au moins, lorsqu'il frimasse, on peut en parler !

5. Le dimanche 3 février 2013 à , par Olivier

Merci de votre réponse comme toujours si bien construite, et comme toujours avec un supplément. Je pars donc à la recherche de Bachelet.

6. Le mardi 5 février 2013 à , par David Le Marrec

Bonjour Olivier !

Seule la partition existe (et seulement d'occasion, il me semble), ce ne sera donc pas forcément facile...

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