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Les esquisses d'Ernani de Bellini : les surprises de la génétique musicale

L'Hernani mi piace assai, e piace parimenti alla Pasta ed al Romani, ed a quanti l’hanno letto : nei primi di settembre mi metto al lavoro.

Hernani me plaît beaucoup, et il plaît de même à la Pasta et à Romani, et à tous ceux qui l'ont lu : dès septembre, je me mets au travail.

Nous sommes en 1830 lorsque Bellini écrit ces lignes, à la période qui sépare I Capuletti e i Montecchi de La Sonnambula.

Pourquoi le projet n'est-il pas mené à bien ?

L'occasion de regarder de près, à partir du matériau de l'ébauche, les méthodes d'élaboration d'un opéra seria italien de l'ère romantique. (Et j'avoue avoir été surpris du constat.)


Extraits (ceux largement achevés) du début de cet Ernani : Rosanna Savoia (Elvira), Patricia Morandini (Ernani), Paolo Pellegrini (Don Carlo).
Orchestre Philharmonique d'Oltenia, Franco Piva (édition et direction).


1. Genèse manquée

Donc : pourquoi le projet n'est-il pas mené à bien ?

La réponse est simple, exactement la même que celle donnée à Piave et Verdi : la censure autrichienne. Pour ces derniers, l'entreprise a été menée à bien, au prix d'une assez grande défiguration du drame original (perdant l'essentiel de ses spécificités), et d'âpres négociations avec les autorités. Romani et Bellini ont manifestement perdu courage lorsqu'ils se sont aperçus qu'ils devaient remanier leur texte... et vraisemblablement supporter d'autres contraintes dans les mois à venir.

Tous n'ont pas été découragés, et Vincenzo Gabussi en 1834 (au Théâtre-Italien de Paris), Alberto Mazzucato en 1843 (à Gênes) ont adapté la pièce (chacun avec un librettiste différent) à l'opéra. Cela pourrait aussi contribuer à expliquer l'irritation d'Hugo, abondamment commentée, vis-à-vis de l'entreprise de Verdi, voyant ce défilé (à Paris même !) d'adaptations qui ne lui payaient pas de droits. Par ailleurs, la faiblesse de ces livrets, due à la censure des hardiesses de l'original, mais surtout à l'esthétique même de l'opéra belcantiste depuis le début du XVIIIe siècle, très lisse, sans recherche verbale particulière, multipliant les clichés, ruinant la dramaturgie par les à-coups de succession d'airs suspendus et de récitatifs laconiques... et d'une manière générale ramenant tous les sujets au même patron (aussi bien littéraire que musical), censé favoriser les exploits vocaux.
(Je dois préciser, pour plus de clarté, que je dis cela sans avoir lu les Ernani de Gabussi et Mazzucato, assez difficiles à trouver et bien sûr jamais pubiés au disque ; je ne les inclus donc pas spécifiquement dans mon propos.)

2. Matériau

Une partie de ce qu'on entend dans les esquisses d'Ernani se retrouve exploité dans des œuvres ultérieures. L'exemple le plus évident est bien sûr le premier duo d'amour entre les deux héros, repris dans le final de l'acte I de Norma (sous forme de trio, avec un accompagnement différent et d'autres thèmes) : « Oh ! di qual sei tu vittima » ; un des couplets servira aussi à nourrir le duo Norma-Adalgisa de l'acte II.
Dans le détail, on peut trouver d'autres exemples de circulation, comme la réutilisation de l'air de Filippo « Bramato momento » (dans Bianca e Fernando, antérieur) pour la Sinfonia introductive, ou au contraire la réutilisation de matériau de l'héroïne (« Ah ! crudel, tu se' possente ») dans une romance de salon ultérieure (L'abbandono).

Plus intéressant que ces phénomènes très communs, même dans d'autres répertoires, de réutilisation de partitions antérieures, a fortiori lorsqu'elles sont inachevées et non susceptibles de publication, on peut remarquer le prénom déjà donné par Felice Romani à Doña Sol, celui qui sera repris par Piave pour Verdi : Elvira. Ici encore, l'absence de prénom chez Hugo, ce caractère altier, dont l'intimité est finalement inapprochable, même en amour, est remis dans les rails de la norme belcantiste, où on soupire avec des prénoms convenables, et pas autrement. (Elvira était semble-t-il à la mode, Pepoli l'utilise aussi pour I Puritani.)

3. Détail

Le rôle d'Ernani était prévu pour Giuditta Pasta, en travesti. Il n'y a là rien d'inhabituel dans un opéra seria de la première moitié du XIXe siècle, le belcanto romantique succédant de façon très directe au belcanto baroque et classique, dont il n'est qu'une évolution progressive. Dans ce contexte, l'usage d'une voix de femme pour incarner des héros aux aptitudes exceptionnelles (leur aisance dans l'aigu étant associée à des pouvoirs quasi divins) est tout à fait traditionnel. Le choix de la voix de soprano est assez rare, surtout à cette époque (et Elvira occupe également cette tessiture), mais ne constitue pas non plus une invention.

Don Carlo, roi d'Espagne, est dévolu à un ténor, suivant la tradition du second XVIIIe siècle, où cette voix figure l'homme d'autorité d'âge mûr (qu'il soit bienveillant comme Titus ou malveillant comme Mithridate) ; cela le rend également compatible avec sa fonction d'amoureux. On pourrait voir un (tout petit) paradoxe dans l'usage de cette répartition ancienne, pour un drame aussi neuf (Hernani n'a qu'un an, et de quelle façon a-t-il renouvelé le paysage théâtral !), et supposer que l'imposition en cours du ténor comme voix du jeune premier aurait un lien avec la nouveauté des sujets, et que les rôles travestis seraient davantage réservés aux sujets antiques ou mythiques. Une observation rapide des contre-exemples, nombreux et illustres, montre qu'il n'y a manifestement pas de corrélation entre les livrets et les choix de distribution vocale, davantage liées aux célébrités et disponibilités des chanteurs choisis : ainsi La Donna del Lago (roman de moins de dix ans de Scott, et sujet médiéval), Tancredi ou à l'inverse Norma (ténor pour un sujet antique) témoignent d'une absence de logique particulière en la matière.

Autre sujet de curiosité, le livret de Felice Romani : en choisissant une œuvre aussi originale et controversée, on pouvait supposer un intérêt à transcrire ces nouveaux horizons en italien. Il est possible que pour un lecteur du XXIe siècle, nécessairement pénétré de l'évidence d'Hernani et de sa postérité, le détail de la nuance de son influence, dans un contexte aussi stéréotypé que le livret d'opéra seria, soit peu perceptible ; néanmoins, à bien regarder ces scènes, on retrouve l'habituelle alternance rigide entre récitatifs essentiellement dévolus au contexte dramatique (situation de crise) et les airs ou ensembles suspendus, évoquant des sentiments stéréotypés. On se doute que Romani n'allait pas bouleverser la syntaxe poétique dans le cadre d'un simple livret d'opéra (Hugo ne fait de toute façon pas prioritairement porter la nouveauté sur ce point). Mais cela va plus loin : la syntaxe (inversions caractéristiques) et le lexique lui-même demeurent très amplement imprégnés de Métastase (1,2,3), mêlés des expressions romantiques à la mode.

Le style de Vincenzo Bellini non plus ne présente pas de contraste majeur avec le reste de sa production. Néanmoins, comme toujours chez lui, il est difficile de ne pas être frappé, même au stade de l'esquisse, par le soin apporté aux climats, qui deviennent réellement singuliers pour chaque opéra, à ce stade de sa carrière (et à rebours d'à peu près tout ce qui se fait alors en Italie). Pour le duo d'amour dans la chambre de Doña Sol, il ménage une atmosphère nocturne remarquable grâce à des pizzicati sur des tenues de cordes ; ce procédé est déjà moyennement fréquent dans le belcanto romantique, mais la finesse réside dans la division des violons : ordinairement, on aurait les pizzicati aux basses et les tenues aux violons, ou l'inverse, tandis qu'ici l'accord tenu épouse la totalité de l'étendue disponible, avec une impression de suspension et de plénitude ponctuée de ces gouttes légères. À€ la reprise, les pizzicati formulent des mélodies en écho (pas tout à fait en imitation, plutôt des sortes de ritournelles) au chant, ici aussi, raffinement inhabituel que de faire chanter l'orchestre (que personne n'écoute) en même temps que les acteurs.
Autre petit effet d'orchestration, dans le couplet central, l'apparition en solo de la petite harmonie (rejointe par des cordes aiguës qui s'acharnent sur la même note). Tout concourt à créer une atmosphère intime et hors du monde, avec un luxe de soins qui n'est pas la norme dans ce répertoire.

À€ défaut de constituer une adaptation stylistique du nouveau drame romantique –€ on en est très loin, et l'œuvre s'inscrit complètement dans la tradition et la mode, deux choses absolument conjointes en l'occurrence –€, ces esquisses laissent entrevoir une œuvre de grande qualité, qui s'efforce de développer des atmosphères, à défaut d'inventer quoi que ce soit. Et comme toujours chez Bellini, le galbe (aussi bien mélodique que prosodique) des récitatifs se révèle particulièrement précis et gracieux.


Une page d'Ernani, conservée au Museo Civico Belliniano de Catane.


4. Génétique

Mais outre le charme propre au compositeur –€ dont, après tout, les œuvres achevées ne sont pas toutes jouées couramment (4 opéras sur les 10 composés, et parmi lesquels se trouvent d'autres bijoux) –, cette notule voulait signaler le témoignage passionnant que constitue la découverte de ces fragments, en particulier les plus inachevés.

Car l'on découvre au fil de l'ébauche comment composait Bellini. Que l'orchestration se réduise progressivement pour ne plus constituer que de simples accords de ponctuation, on s'en doute... ce genre de chose n'intervient en général qu'à la fin d'une composition, a fortiori dans un genre musical où l'accompagnement reste secondaire, malgré tout le soin apporté par Bellini à ces détails. Mais l'on trouve aussi quantité de répliques, et même des bouts de scène entiers, totalement a cappella, sans accompagnement ni canevas harmonique.

Cela témoigne à un point qu'on ne soupçonne peut-être pas de la primauté de la mélodie chez ces compositeurs-là. On aurait pu supposer qu'ils fixaient vaguement une grille harmonique, ou écrivaient d'emblée tout au piano sous forme de musique pure. Il est vrai que les parties inachevées sont pour la plupart des récitatifs (tributaires du détail prosodique et sémantique, et plus libres dans leur progression formelle et harmonique), mais pas seulement (aussi des extraits de duos, assez lyriques) : Bellini écrivait donc avant toute chose une mélodie nue, qu'il habillait ensuite. Je n'avais jamais vu composer ainsi (des suites de mélodies vocales sur des pages), et le procédé est –€ ô combien ! –€ éloquent sur la conception de la musique qui avait cours en Italie.

5. Disque

Les partitions étant assez difficiles à se procurer, le disque va faciliter la tâche.

Bongiovanni, fidèle à sa mission de documentation du répertoire vocal italien de la période, propose en plus de ces quasiment quarante minutes d'esquisses le trio Ombre pacifiche (pour deux ténors et soprano). Contrairement à ce que beaucoup de biographes ont écrit par le passé, il semble que ce ne soit pas une composition autonome, mais un extrait de la cantate Imene ou Ismene dont l'intégrité est manifestement très problématique.

En termes d'interprétation, il y a de quoi être satisfait (surtout eu égard aux habitudes pas toujours flatteuses du label) : l'Orchestre Philharmonique d'Oltenia (dont je suppose pourtant que les instruments ne sont pas les meilleurs du marché) est excellent, et excellemment capté ; très présent et enveloppant, mais avec naturel –€ permettant de percevoir le détail, ce qui est quand même le plus intéressant pour un disque de ce genre. Et le tout est dirigé avec une véritable grâce par Franco Piva, à l'origine de la reconstitution (mais sans arrangement) des manuscrits.

Vocalement, sans être aux sommets – et il est vrai que ce genre de musique, exposant tellement la substance des voix dans ses longues lignes, ne peut décoller qu'avec des instruments d'une maîtrise exceptionnelle –€, Rosanna Savoia (Elvira) et Patricia Morandini (Ernani) donnent grande satisfaction (au prix d'une articulation très paresseuse de l'italien) ; c'est moins le cas de Paolo Pellegrini (Don Carlo), dont l'aigu étroit et malaisé peine à conserver la majesté de son personnage, mais il est lui aussi tout à fait écoutable, a fortiori dans le cadre de scènes partiellement composées, qui revêtent surtout l'intérêt du document.

Je ne peux pas dire s'il faut recommander l'écoute de ce disque ; mais il apporte en tout cas un éclairage assez passionnant sur la conception esthétique de l'opéra italien de cette période, aussi bien pour ses objectifs que pour ses méthodes.


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David Le Marrec

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