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Jeux éducatifs et recrutement


J'ai découvert récemment que la sélection pour le Master II Métiers de l'édition, à Rennes II, proposait une épreuve de sélection un peu plus originale (et avisée) que la très artificielle lettre de motivation –€ même si l'exerice s'y ajoute et ne s'y substitue certes pas (au même titre, et c'est plus logique pour un master pro, qu'un exposé du projet professionnel et un résumé du mémoire de maîtrise).

Quelque chose qui permette réellement de jauger le niveau des candidats, leurs qualités spécifiques (à l'écrit en tout cas), et qui soit facile à dépouiller et à interpréter.

En 1500 signes, un récit fictionnel avec mots imposés. Même si les étudiants en lettres ne sont pas réellement formés à écrire (et encore moins de la fiction, la fac de lettres étant tout sauf une formation d'écrivain), le fait de proposer une épreuve de format inattendu, sous forme une texte à contrainte, produit sans doute des résultats très intéressants. Pour recruter dans un métier où le rapport à l'écrit est primordial, ce genre d'épreuve faite à la fois de technique et de mise à nu ne me paraît pas sans charme.

Aussi, la fantaisie m'a pris de tenter l'exercice – –si des lecteurs de CSS ou des voisins carnetistes veulent se lancer, les commentaires et les rétroliens sont là pour ça. (Quelques autres se sont déjà lancés.)

... mais voilà qu'à présent que les résultats sont sortis (et qu'il n'y a plus de risque d'influencer les étudiants), après m'être fait imposer quatre mots par une main supposément innocente et avoir rédigé mon historiette, je vais regarder la règle du jeu complète. Il faut donc recommencer. Je suis d'ailleurs étonné de la difficulté des contraintes (9 mots à utiliser dans au moins autant de phrases distinctes, et dans l'ordre). C'est un peu dommage, cela limite beaucoup la liberté du décor, de la narration, sans parler du caractère excessivement spécifique des termes utilisés. La version libre est à mon avis plus intéressante.

Le dossier de candidature devra être complété par la production personnelle d'un récit fictionnel en prose libre de genre (sentimental, policier, héroïc fantasy…) joint sur feuille séparée. Ce récit devra avoir été saisi sur ordinateur en Times 14 interligne 1,5 et être d'une longueur proche de 1500 signes (c’est-à-dire lettres, espaces, et marques de ponctuation). Il devra être cohérent, agréable à lire, et obligatoirement inclure les mots suivants, apparaissant chacun dans l’ordre et dans une phrase différente :
• Cursif
• Comminatoire
• Curcuma
• Aversion
• Vertugadin
• Emulsifiant
• Chabrot
• Larmier
• Sinusoïdal

Voici donc ma proposition, assez conventionnelle :

D'un geste négligemment cursif, je jetai un oeil sur le dossier d'inscription ; la liste infinie de recommandations vaguement comminatoires figeaient mon exaltation en une sorte de panique froide. Dans le reflet de la baie vitrée, les teintes pâles de mon visage avaient viré d'abord à l'euphorbe, puis au curcuma. Qui eût pu imaginer un exercice qui m'inspirât plus d'aversion ? Depuis ma chaise à vertugadin (que venait faire ce ridicule pastiche dans une bâtisse qui n'avait pas dix ans ?), je regardais, profondément abruti, la file affairée des étudiants se succéder dans les allées de la bibliothèque étouffante. Désespoir aidant, j'étais comme sous la puissance d'un charme émulsfiant, un de ces sorts de désintégration où toute votre eau retourne à la mer tandis que le sorcier vaudou vous contemple, à distance, en train de virer au squelette gris. Une de ces heures où l'on prendrait n'importe quoi de liquide, quitte à faire chabrot en plein soleil. N'importe quoi, qui puisse combler la crevasse inexorable du larmier desséché.

Devant ma feuille vide, les mots aléatoires dansaient comme les figures familières et inamicales qui peuplent les moments d'intense fièvre. Une suite ininterrompue de caractères hostiles me narguait en un défilé sinusoïdal que je peinais à maîtriser.

Je ne me souviens pas de ce qui s'est passé ensuite. Mais je crois que ma mission était remplie.


1372 caractères (avec les espaces, sinon 1146).

Avec les mots choisis, on est forcément mené à tricher et à utiliser le plus possible les mots dans un sens figuré, ce qui enlève de l'intérêt à l'exercice, à mon sens.

--

Aussi, à titre documentaire, voici le résultat de la tentative libre faite antérieurement. 4 mots imposés sans ordre, 1500 signes.

• se prosterner
• planéité
• l'imprévisible
• cézanniste

Et ma proposition :

Déjà le ciel se voilait. L'azur déclinant se zébrait de touches cézannistes, et dans sa course sans espoir, l'astre du jour s'abîmait dans la planéité de la mer. Le Mustpaat ne paraissait toujours pas.

Crispant un sourcil infatigablement mobile, elle fixait l'horizon embrasé. Le chant des marins revenait de la crique, et les fenêtres alentour vacillaient dans l'obscurité naissante au gré des candélabres allumés pour le dîner.

— Maarja, l'as-tu vu ?
— Personne ne sait à la baie, je rentre, Gert est de retour !

À nouveau ses traits se figent dans la posture du guetteur qui attend calmement l'imprévisible. Seule sous le porche, ses pieds prosternés vers la falaise, elle semble échapper à sa propre présence.

À l'endroit où la rondeur de la terre dérobe au regard les réalités des contrées lointaines, le soleil avait complètement disparu. La pupille encore enivrée de la lumière crue à laquelle elle s'abreuvait depuis des heures, elle ne vit pas tout de suite la voile rouge. Fendant l'espace au delà de ce que permet la nature, il semblait que la coque noire aspirât à se jeter sur les récifs de la côte.

Déjà ses talons légers l'avaient portée au bas de la falaise, et ses sandales aériennes étaient teintées des menues écorchures du chemin. Le vaisseau immense occupait toute la baie. On avait amené une planche et des câbles ; elle semblait savoir ce qui l'attendait.

— Le temps est venu !
— Rien n'est si pressé, allons.
— Le temps est venu ! Le temps est venu !

Maarja répétait sans cesse ces mots, et me tirait par la manche. Je dus sortir.

Je ne sus jamais rien de sa rencontre avec le Hollandais.


1626 caractères (avec les espaces, sinon 1330).


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Commentaires

1. Le mardi 27 août 2013 à , par Olivier

Bonsoir,

Après avoir inséré aussi aisément vertugadin, chabrot et larmier, n'ayez aucune crainte, vous serez admis à ce master.
La conclusion des deux textes possède incontestablement le même esprit et le même sens de la CHUTE.

PS: j'ai apprécié votre notule sur la genèse d'Ernani et la conclusion sur le doux combat harmonie vs mélodie.

2. Le mardi 27 août 2013 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Olivier !

Le problème est malgré tout que vu le format, on est un peu obligé de faire des cabrioles, de façon assez artificielle ; pour vertugadin, à moins d'être dans un musée des arts déco ou à la Cour de Charles Quint, toutes choses absolument incompatibles avec les autres mots, on est obligé de faire dans le figuré, le sarcastique ou l'arbitraire. Mais enfin, il est probable que la difficulté ait été volontaire pour évaluer non seulement la débrouillardise, mais éventuellement l'élégance des compétiteurs. Ce doit être très vite parlant pour les examinateurs, je suppose.

Quant à la chute, c'est à peu près le seul moyen de donner un peu de relief à un texte aussi court. On a bien peu le temps de déployer des artifices plus sophistiqués... Avec le risque que tous les candidats prennent le parti de la micro-nouvelle à clef, où tout ce qu'on a lu devient ou illusoire, ou auto-référentiel.


Je suis bien content qu'Ernani ait retenu votre attention, il y aurait là de quoi tirer de beaux sujets... avoir accès à la logique intime d'un genre musical est un petit privilège. En plus, ça peut s'entendre au disque, sans aller verser dans la véritable génétique des experts.

Merci de votre passage !

3. Le lundi 5 mai 2014 à , par Nicolas :: site

Je suis plutôt un adepte du holdem mais je trouve ça super de découvrir de nouveaux jeux avec de nouvelles règles

4. Le mercredi 7 mai 2014 à , par DavidLeMarrec

Jag känner en bot, jag känner en bot... Han heter Niklas, Niklas heter han... och jag kan banna, banna dig så hårt...

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