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dimanche 21 septembre 2014

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — II — L'histoire de Tristan


… quelquefois aussi présentée (fautivement) dans les notices sous le titre La Légende de Tristan. Légende à tout point de vue.


Pour accompagner votre lecture, la meilleure version de Tristan qui soit : le meilleur arrangement orchestral de Pelléas, par Marius constant.
Tiré de l'intégrale Jun Märkl / Orchestre National de Lyon.


1. La source : Joseph Bédier

En 1900, alors qu'il est en voie d'achèvement de Pelléas, Debussy lit le Roman de Tristan de Joseph Bédier, à peine publié. Il s'agit d'une refonte cohérente du mythe (dont les versions les plus anciennes de Béroul et Thomas, qui font référence, ne sont que des fragments, qui ne couvrent pas toute leur histoire), dans une langue simple et pure, émaillée occasionnellement de mots un peu archaïques — c'est même encore l'une de celle qu'on lit le plus souvent, avec celles d'André Mary et de René Louis.

La refonte plus tardive de René Louis (1972) est la plus souvent convoquée dans les manuels scolaires, très adaptée à notre temps et à un public moins averti : elle restitue avec minutie l'intrigue, dans une belle langue simple pas si éloignée de Bédier, mais sans difficultés de vocabulaire.

André Mary publie la sienne, plus expansive, en 1937, un an avant le décès de Bédier – qu'il admirait beaucoup. Il avait poussé la déférence jusqu'à lui offrir, dans un exemplaire de ses Légendes épiques, un rondeau laudateur :

De ce Tristan ne vous émayez mie, Maître Bédier ou sire Béduyer :
Es cors, jadis, Champenois, Hennuyer,
Rebaudissaient la gent sans ennuyer,
Chantant sans fin de Tristan et s'amie.

La noble joute et la belle escrémie !
A l'autre l'un n'enviait son loyer :
Chacun gangait à dire et rimoyer
De ce Tristan.

Clerc de grand los, qui la Dame endormie
En la gaudine allâtes réveiller,
Et mon printemps sûtes émerveiller,
Si je vous puis à mon tour égayer,
Soulas petit n'aurai n'aise demie.

Bédier se montra plus losengier, parlait sans dissimulation d'une œuvre qui contenait « de l'attristant et Iseut ».

Néanmoins cette admiration collective a un sens : c'était la première refonte sérieuse, me semble-t-il — c'est-à-dire liant les sources et en faisant nécessaire des choix dans leurs contradictions, mais sans y adjoindre sa propre fantaisie — qui ait paru en langue française. En tout cas, c'est pour le grand public la première fois que le détail de la légende lui parvient, et un très beau succès salué par tous.

Immédiatement, Debussy souhaite préparer un opéra sur ce sujet. Louis Laloy fait les présentations. Bédier était un ancien professeur de Debussy à l'École Normale Supérieure, et le caractère réservé en société des deux hommes s'accordait paraît-il très bien.

En 1907, il se décide à concrétiser le projet, sérieux dès l'origine, avec un livret de Gabriel Mourey (contrairement aux deux Poe qu'il réalise lui-même).

2. Le librettiste : Gabriel Mourey

Les deux hommes sont quasiment du même âge (Debussy naît en 1862, Mourey en 1865) ; ils se rencontrent en 1889 et ont une assez grande confiance réciproque Debussy s'embarque pour son projet de Tristan.

Mourey n'est pas un petit littérateur : il a traduit tous les poèmes de Poe (parus l'année de sa rencontre avec Debussy), puis l'intégralité des Poems et Ballads de Swinburne, passait pour l'un des grands spécialistes d'Odilon Redon, écrivait lui-même des vers et des drames, et était un wagnérien éminent.


Malwine et Ludwig Schnorr von Carolsfeld dans leur petit canapé de l'acte II, pour la création du ''Tristan'' de Wagner en 1865 au Théâtre Royal de Munich.
Photographie de Joseph Albert.


Il écrit d'ailleurs dans la Revue Wagnérienne (du 15 janvier 1887) une version de Tristan et Isolde qui ressemble à ceci (plutôt élégant eu égard au modèle) :

Avoir le ciel entier pour soi, n'être plus qu'un
Et deux pourtant ; fondre mon être dans ton être ;
Devenir azur, nuage, étoile, parfum,
Loin des hommes, loin des demain, loin des peut-être !

Debussy raconte à Victor Segalen (lettre du 27 juillet 1907) qu'il avait oublié le projet jusqu'à ce que Mourey le lui propose.

J'ai lu le Roman de Tristan dès sa sortie et j'ai tout de suite voulu en tirer un opéra, tant sa beauté m'impressionnait, et tant me semblait nécessaire la restauration du caractère légendaire de Tristan, tellement déformé par Wagner… Puis j'oubliai ce projet jusqu'à ce que, récemment, Mourey (que je n'avais pas vu depuis des années) vînt me voir et me parlât de ses projets pour Tristan. Mon enthousiasme, tristement assoupi, je le confesse, s'est réveillé immédiatement et j'ai accepté !

(Retraduit de l'anglais, pardon.)

Debussy, s'il avait été très critique envers les Maîtres Chanteurs et la Tétralogie, avait néanmoins toujours admiré Tristan et Parsifal. Cela ne l'empêchait pas de les critiquer en public, mais la conversation avec Mourey semble avoir porté, dès les débuts, notamment sur la musique de Wagner. Plusieurs témoignages insistent sur sa fascination et son imprégnation, telles qu'il ne pouvait composer rapidement pour l'opéra, sous peine d'écrire dans un style wagnérisant.

Il paraît que les premières esquisses de Pelléas (que j'aimerais bien pouvoir voir un jour…) ont été abandonnées car trop marquées par l'influence wagnérienne, précisément.
Et cela peut se mesurer facilement en observant les interludes allongés en catastrophe pour les changements de décor de Pelléas : on y entend de gros morceaux de Wagner à peine altérés — notamment les interludes I,1-2 et II,1-2, où resurgit sans ambiguïté (comment ne s'en est-il pas aperçu !) la marche de la Présentation du Graal de Parsifal. C'est d'ailleurs parmi ce que Debussy a écrit de plus beau, et ce n'est pas un Wagner simplement transposé dans une esthétique française comme avec Fervaal de d'Indy ou Le Roi Arthus de Chausson, mais bien un Wagner décanté, qui affleure par moment mais nourrit une esthétique assez profondément distincte.
On l'a déjà un peu regardé ici (et là pour les leitmotive… et Moussorgski )

En 1908, Debussy est tellement enthousiaste et confiant (et en manque d'argent) pour l'avancée de son Tristan qu'il signe un contrat avec Giulio Gatti-Casazza, directeur du Metropolitan Opera de New York, et touche une avance, pour trois opéras — il a posé la condition qu'ils soient indissociables, et jamais couplés avec des pièces d'autres compositeurs. On parle souvent des deux Poe (La Chute de la Maison Usher et Le Diable dans le Beffroi) à cette occasion, rarement de L'histoire de Tristan qui figure pourtant dans le contrat.

Je reviens après sur le contenu de leurs travaux.

L'inachèvement de Tristan n'a pas mis un frein à la collaboration entre les deux hommes puisque Debussy écrit, en 1913, Syrinx pour la scène de la mort de Pan (puisqu'une phrase ambiguë chez Plutarque peut laisser entendre qu'il peut mourir – dans ce cas, il est fils d'Hermès et… Pénélope), prévue pour un écho hors scène dans une scène pastorale de Psyché de Mourey. C'est Debussy qui insiste sur les qualités d'évocation de la flûte solo.
Par ailleurs, quelques auteurs malicieux ont relevé les potentielles convergences entre Lawn-tennis, une pièce de Mourey au lesbianisme évident, et Jeux, qui présente quelques parentés dans l'argument — bien sûr, le second (1912) n'est pas une adaptation du premier (1891, refusé par le théâtre).

3. La raison de l'inachèvement : Louis Artus

Dans le cas de L'histoire de Tristan, qui avançait lestement, l'absence d'aboutissement n'est pas due à des crises de doutes, d'inspiration, ou tout simplement un manque de temps, causes dont Usher et le Beffroi ont souffert. Non, il semblait, à cette époque où la musique n'était pas encore composée, que rien n'était parti pour arrêter Debussy, et que l'ombre de Wagner lui traçait finalement une voie nécessairement alternative, plutôt facile à suivre.

Paradoxalement, c'est le succès de Bédier qui va ruiner le projet.

Peu après la publication du Roman de Tristan (1900), le cousin de Joseph Bédier, Louis Artus (ça ne s'invente pas !), lui demande l'autorisation d'en réaliser une adaptation théâtrale. Il met 28 ans à mener à bien le projet (qui arrive sur la scène en 1929). Considéré comme médiocre par les commentateurs, Artus était manifestement admiré pour son aisance en société par le timide Bédier. Lors de la première des quatre candidatures, toutes infructueuses, à l'Académie Française, il fut même le seul à voter pour Artus aux quatre tours de scrutin.

La chronologie est alors difficile à déterminer : on assiste à un chassé-croisé raconté par fragment chez les auteurs concernés, chacun défendant de plus son poulain et le déclarant de la meilleure volonté du monde. Louis Artus ayant le moins biographes, c'est structurellement lui qui prend cher. Aussi, je vous livre les différents éléments, un peu contradictoires, en ma possession, sans chercher à les réorganiser logiquement (je risquerais d'introduire des causalités imaginaires) :

¶ Le 20 février 1909, Debussy écrit à Mourey qu'il n'est pas satisfait du détail de la réalisation, et lui demande d'abandonner l'alternance entre parlé et chanté :

Vous traitez la question de la mise en musique avec trop de légèreté. D'abord, nous de pouvons pas avoir de chanteurs qui jouent aussi bien que cela. Les chanteurs n'ont pas plus d'idée sur ce qu'est jouer que n'en a le pied d'une table en bois ; et concernant la combinaison de vers parlés et chantés, voilà qui est redoutable. Le résultat sera que les deux sonneront faux. Je préfèrerais un opéra sans cette ambiguïté poétique.

(Pardon, encore une retraduction à partir d'un – autre – exégète anglais.)

¶ En avril 1909, au terme d'un opposition avec Debussy, Louis Artus défend au compositeur de traiter directement avec Bédier. Artus avait conditionné l'autorisation de la mise en musique au travail sur son scénario, ce que Debussy avait refusé, tenant à son travail avec Mourey (dès 1907, Mourey lui avait fourni un synopsis complet, et Louis Laloy avait déjà commencé à travailler sur des détails avec le compositeur).
Marcel Dietschy commente plaisamment (dans son ouvrage de 1962) : comment Debussy aurait-il pu être enthousiaste à collaborer avec le vaudevilliste qui a écrit La culotte ?
C'est à ce moment que le projet est abandonné.

¶ En 1910, Debussy dit à Laloy qu'il espère encore travailler avec Bédier (mais le projet n'a semble-t-il pas progressé pour autant).

¶ Néanmoins, étrangement, en juin 1912, Déodat de Séverac (peut-être informé avec retard, puisqu'il paraît que le sujet n'est devenu public qu'à partir de 1914, autre information démentie par la lettre suivante) écrit à Artus qu'il renonce à composer un opéra sur son livret, par peur de se confronter à Debussy. Manifestement, Artus (dont je n'ai pas les lettres) ne l'a pas contredit, pourquoi ?

Un de mes camarades m'a dit hier soir que M. Debussy mettait en musique un Tristan fait d'après le livre de Bédier. Cette nouvelle avait été annoncée par Comœdia il y a quelques jours paraît-il et si le fait est vrai, je me vois dans l'obligation de renoncer à votre beau poème ! Je ne voudrais pas avoir l'air de « concourir » avec un Debussy, c'est déjà beaucoup trop pour moi du Tristan de Wagner.


¶ Le 4 juillet 1912, une lettre de Bédier à Debussy montre qu'il tente encore, sans trop d'espoir, de convaincre le compositeur d'écrire cette fois de la musique de scène pour ce qui devient une pièce de théâtre. Sans succès.

Il est donc difficile de dénouer exactement le moment de l'abandon définitif du projet, mais Debussy et Mourey ont cessé le travail depuis 1909, et la bonne volonté semblait assez absente de part et d'autre pour pouvoir collaborer, pour des raisons d'intérêt personnel ou artistique assez compréhensibles (la concurrence écrasante de Debussy ou l'association à un auteur mineur).

4. L'œuvre achevée d'Artus

Vous êtes peut-être curieux, d'ailleurs, de voir à quoi ressemble cette pièce d'Artus, finalement co-écrite avec Bédier, et créée sous forme théâtrale à Nice, en 1929. C'est dans un genre un peu didactique et autoexégétique, mais ça se laisse lire (du moins comme livret d'opéra putatif, car le passage à la scène doit être un peu rude) :

TRISTAN
Oui, tu es à moi, et je te garde : j'ai droit sur toi. Ils nous ont chassés dans ce désert du Morois : j'ai droit sur toi.
ISEUT
Je bénis leur cruauté. Par elle, tu es mon droit seigneur. Quand ils nous ont emmurés dans cette forêt, ils ont affranchi nos cœurs.
TRISTAN
Puisqu'ils nous traquent comme des bêtes des bois, aimons-nous comme les bêtes des bois, innocentes et farouches.
ISEUT
Nos amours traquées sentent bon l'odeur des herbes sauvages…
TRISTAN
Et l'odeur du sang. Aimons nos amours.

Il semble tout de même que Louis Artus ait été doté d'un caractère peu facile, si l'on croit sa correspondance ultérieure avec Bédier, lorsque celui-ci rechigne à ajouter certaines scènes de caractère.

Vous maintenez que votre scène de la harpe est excellente, je maintiens qu'elle est très mauvaise. Cependant, pour vous être agréable, je me résigne à la contresigner. Livrez-la donc à Brulé [metteur en scène de la création et acteur de Tristan, ndDLM], soit telle qu'elle est, soit modifiée pour ce qui est du style, des « mots » dans la mesure que vous voudrez.
Si je cède en la circonstance, la menace que vous me faites entrevoir d'un dédit que j'aurais, dites-vous, à payer, n'y est pour rien : vous me connaissez, vous savez qu'on ne me fera jamais faire pour l'argent une chose que, pour des raisons littéraires, j'aurais résolu de ne pas faire.

(Brouillon de lettre du 25 juillet 1928 de Joseph Bédier à Louis Artus.)

S'il va jusqu'à menacer de poursuites son généreux cousin s'il ne lui permet pas de défigurer son œuvre, on peut imaginer le peu d'appétence d'autres artistes à collaborer avec un aussi bouillant personnage. Je me demande d'ailleurs s'il n'y a pas une possibilité (je ne connais pas assez le caractère de Séverac pour le dire) que l'impossibilité évoquée ne soit pas un refus poli…

5. Le contenu final du Tristan inachevé

Suite de la notule.

David Le Marrec

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