Les musicologues ont aujourd'hui établi avec assez de précision le
détail du métabolisme d'Halévy. Retour sur un aspect essentiel de la
vie musicale du XIXe siècle.
Pardon.
Halévy n'avait pas, comme Meyerbeer, la fulgurance d'orchestrations,
d'alliages, d'enchaînements inédits, la hauteur de vue sur la
construction dramatique. C'est en revanche un compositeur très
talentueux, au solide métier, suffisant pour créer un tube quand il le
veut.
Ses opéras n'atteignent pas les enchaînements incroyables des meilleurs
moments de Meyerbeer – les ensembles enchâssés dans le III de Robert, les I, IV et V des Huguenots, le I et le II de Dinorah… Mais Halévy se garantit le
succès, outre par la qualité lui aussi de sa prosodie et de sa tenue
musicale, par sa capacité à lancer tout à coup des airs qui sont
instantanément gravés dans l'oreille.
Petites démonstrations (très superficielles, et forcément
fragmentaires, je laisse par exemple
de côté La Magicienne et Noé, pourtant des œuvres estimables
– voire enthousiasmante pour la seconde).
Tout le monde a dans l'oreille La Juive (1835),
qui a ses fulgurances dans les ensembles, mais qu'on ne remonterait
peut-être pas sans son air-phare, « Rachel, quand du Seigneur » –
étrangement, on ne joue presque jamais la cabalette sur scène, encore
moins avec sa reprise, alors qu'elle sort du même tonnel ! [Supposément
parce qu'elle est inchantable – certes, aiguë, avec un centre de
gravité vraiment haut pour un ténor dramatique, mais rien
d'insurmontable non plus, Florestan est plus tendu encore…]
[[]]
« Rachel, quand du Seigneur »
acte IV de La Juive,
(Léon Escalaïs)
L'œuvre est suffisamment prisée pour inaugurer le Palais Garnier en
1875, 40 ans après sa création.
Opéra intrinsèquement probablement plus faible, moins soigné dans ses
ensembles, Charles
VI (1843), où une paysanne d'arcomorphe protège la France, se
sauve par une chanson patriotique extrêmement prégnante – Halévy en
était conscient, il l'utilise à plusieurs reprises dans l'ouvrage, dès
l'acte I, et en ensemble final à l'acte V.
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« La France a l'horreur du servage » / « Guerre aux tyrans »
(le tube commence à 2'45)
acte I de Charles VI,
(Mathieu Lécroart en Raymond, puis Bruno Comparetti en Dauphin)
Simple mélodie très conjointe (notes qui se suivent), sans altérations,
et pourtant unique, marquante dès la première audition. Elle est
d'ailleurs utilisée par degrés dans toutes la scène : chanson du
baryton, écho du chœur, reprise plus haute du ténor-Dauphin, puis chœur
d'affrontement où elle domine à nouveau.
Pour La Reine de
Chypre(1841), c'est
encore mieux : l'acte V est un acte patriotique (la rébellion du
royaume de Chypre gouverné par un français contre la mainmise politique
de Venise), d'où sourdent plusieurs très belles mélodies, et en
particulier ce non-duo d'amour. [Catarina Cornaro a dû épouser un autre
homme à qui elle est fidèle et Gérard de Coucy s'est fait moine.]
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« Malgré la foi suprême »
(le tube commence à
1'10)
acte V de La Reine de Chypre,
(Sébastien Droy puis Véronique Gens,
Orchestre de Chambre de Paris, Hervé Niquet)
Là aussi, instantanément, on ne l'a jamais entendu, mais Halévy le
répète sous plusieurs formes (variant les accompagnements, les
personnages, le reprenant en duo et avec des lignes alternatives…) et
on ressort de la salle en l'ayant toujours dans l'oreille, sans aucun
effort.
À part un très bref emprunt mineur, la mélodie est comme pour les
précédents très peu accidentée, des bouts de gamme quasiment, des
appuis harmoniques simples, pas d'altérations accidentelles.
Sur un petit balancement adéquat de barcarolle (l'ombre portée de
Venise est partout), un autre très beau moment mélodique.
Ce n'est peut-être pas un immense compositeur dans l'absolu, mais avec
ce métier-là, on peut faire un grand compositeur d'opéra comme il le
fut !
Annexe :
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« Sigurd va mourir ! »
(le thème commence à 0'30)
second duo (dans le même acte !) Hilda-Brunehild,
acte IV de Sigurd
d'Ernest Reyer,
(moi)
[Si vous le pouvez, passez outre la qualité de réalisation (on
peut difficilement considérer que c'est chanté, pour commencer…), j'ai
fait ça il y a une dizaine d'années et je ne retrouve pas les bandes
plus récentes un peu plus soignées. De toute façon, il n'y a pas grand
choix : ce duo est coupé dans toutes
les versions données de Sigurd
à ce jour (j'en ai attrapé une demi-douzaine).]
L'œuvre a un demi-siècle de plus que La
Reine de Chypre, mais en entendant tout récemment la remise au
théâtre de la pièce d'Halévy, j'ai été frappé par la parenté, aussi
bien dans le procédé (le thème simple et prégnant, l'addition de
trémolos de violons en doublure de la reprise de la soprane) que dans
la structure, avec la répétition espacée du thème, entrecoupé par des
échanges dramatiques de forme libre. Chez Reyer, après deux
énonciations successives dans le duo, ce thème (attaché au regret du
monde céleste) revient à la clarinette alors que Brunehild est en train
de mourir de la mort de Sigurd.
[Dans les versions usuelles (si le mot peut être approprié pour Sigurd !), ce motif apparaît juste
après la coupure, donc privé de son sens.]
Manifestement, la manière d'Halévy n'a pas été sans partisans. (On
rappelle souvent que Wagner a loué la qualité de l'ouvrage, mais il en
a aussi été le transcripteur pour la première réduction piano-chant,
chez l'éditeur Maurice Schlesinger.)
J'attends avec beaucoup de curiosité ma lecture prochaine de La Dame de Pique et du Juif errant du même auteur…
J'essaierai de faire quelque chose de plus joli que pour Sigurd si je trouve de jolis
moments ou de vrais tubes.
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