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Découvrir la Bible par la musique – n°2 : la guérison miraculeuse d'Ézéchias et le temps qui recule


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Destruction par Ézéchias des idoles assyriennes adoptées par son père.
(Gravure servant à illustrer une traduction & paraphrase biblique, L'histoire du Vieux et du Nouveau Testament, représentée avec des figures et des explications, la fameuse  « Bible de Sacy », « Bible de Port-Royal », « Bible de Royaumont ». Ici, édition de 1770, soit 99 ans après la première publication. Gravure probablement de Matthäus Merian.)


Retrouvez les précédents épisodes (pour l'instant, deux notules sur la figure de Caïn jusqu'au XIXe siècle) dans le chapitre de la série.

Je rappelle tout d'abord le principe de cette série, débutée avec cette année 2021.




The Bible Project

Nouvelle année, nouveau projet.

Bien que les séries «  une décennie, un disque » (1580-1830 jusqu'ici, et on inclura jusqu'à la décennie 2020 !), « les plus beaux débuts de symphonie » (déjà fait Gilse 2, Sibelius 5, Nielsen 1…) et « au secours, je n'ai pas d'aigus » ne soient pas tout à fait achevées… je conserve l'envie de débuter ce nouveau défi au (très) long cours.

L'idée de départ : proposer une découverte de la Bible à travers ses mises en musique. Le but ultime (possiblement inaccessible) serait de couvrir l'ensemble des épisodes ou poèmes bibliques jamais mis en musique. Il ne serait évidemment pas envisageable d'inclure l'ensemble des œuvres écrites pour un épisode donné, mais plutôt de proposer un parcours varié stylistiquement qui permette d'approcher ce corpus par le biais musical – et éventuellement de s'interroger sur ce que cela altère du rapport à l'original.

Quelques avantages :
    ♦ incarner certains textes ou poèmes un peu arides en les ancrant dans la musique (ce qui devrait satisfaire le lobby chrétien) ;
♦ observer différentes approches possibles de cette matière-première (pour les musiqueux).

Sur ce second point, beaucoup peut être appris :

D'une part le nécessaire équilibre entre
♦ le langage musical du temps,
♦  les formes liturgiques décidées par les autorités religieuses,
♦  la nature même de l'épisode narré.
Sur certains épisodes qui ont traversé les périodes (« Tristis est anima mea » !), il y aurait tant à dire sur l'évolution des usages formels…

D'autre part le positionnement plus ou moins distant du culte religieux :
niveau 1 → utilisé pour toutes les célébrations (l'Ordinaire des catholiques),
niveau 2 → pour certaines fêtes ou moments spécifiques de l'année liturgique (le Propre),
niveau 3 → en complément de la messe proprement dite (comme les cantates),
niveau 4 → en forme de concert sacré mais distinct du culte (les oratorios),
niveau 5 → sous forme œuvres destinées à édifier le public mais représentées dans les théâtres (oratorios hors églises ou opéras un peu révérencieux),
niveau 6 → de libres adaptations (typiquement à l'opéra, lorsque Adam, Joseph ou Moïse deviennent des héros un peu plus complexes)
niveau 7 → ou même de relectures critiques (détournements d'Abraham ou de Caïn au XXe siècle…).

À cette fin, j'ai commencé un tableau qui devrait, à terme, viser l'exhaustivité – non pas, encore une fois, des mises en musique, mais des épisodes bibliques. Il s'avère déjà que, même pour les tubes de la Genèse, certains épisodes sont très peu représentés – l'Ivresse de Noé, pourtant abondamment iconographiée, est particulièrement peu répandue dans les adaptations musicales.

Mais en plus du tableau, de petits épisodes détachés avec un peu de glose ne peuvent pas faire de mal. (Comme ils seront dans le désordre, ils pourront ensuite être recensés dans le tableau ou une notule adéquate.) Nous verrons combien je réussis à produire, et si cela revêt quelque pertinence.





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Ézéchias sur son lit de douleurs.
Gravure de Christoffel van Sichem II, première moitié du XVIIe s.





La guérison miraculeuse d'Ézéchias


La source

1. En ces jours-là, Ezéchias fut atteint d'une maladie mortelle. Esaïe, fils d'Amots, le prophète, vint lui dire : Ainsi parle le SEIGNEUR : Donne tes ordres à ta maison, car tu vas mourir ; tu ne vivras plus.
2. Ezéchias tourna son visage vers le mur et pria le SEIGNEUR.
3. Il disait : S'il te plaît, SEIGNEUR, souviens-toi, je t'en prie, que j'ai marché devant toi avec loyauté et d'un cœur entier, et que j'ai fait ce qui te plaît ! Et Ezéchias se mit à pleurer abondamment.

4. Alors la parole du SEIGNEUR parvint à Esaïe :
5. Va dire à Ezéchias : Ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu de David, ton père : J'ai entendu ta prière, j'ai vu tes larmes. J'ajoute quinze années à ta vie.
6. Je te délivrerai, ainsi que cette ville, de la main du roi d'Assyrie ; je protégerai cette ville.
7. Voici quel sera pour toi, de la part du SEIGNEUR, le signe que le SEIGNEUR fera ce qu'il a dit :
8. Je fais revenir de dix degrés en arrière, avec le soleil, l'ombre des degrés qui est descendue sur les degrés d'Achaz. Et le soleil revint de dix degrés sur les degrés où il était descendu.

(Prière d'Ézéchias après sa guérison : )

9. Ecrit d'Ezéchias, roi de Juda, lorsqu'il fut malade et survécut à sa maladie.

10. Je me disais : quand mes jours sont en repos, je dois m'en aller aux portes du séjour des morts. Je suis privé du reste de mes années !
11. Je disais : Je ne verrai plus le SEIGNEUR (Yah), le SEIGNEUR (Yah), sur la terre des vivants ; je ne contemplerai plus aucun être humain parmi les habitants du monde !
12. Ma demeure est enlevée et exilée loin de moi, comme une tente de berger ; comme un tisserand j'enroule ma vie. Il m'arrache du métier. Du jour à la nuit tu m'auras achevé !
13. Je me suis contenu jusqu'au matin ; comme un lion, il brisait tous mes os, du jour à la nuit tu m'auras achevé !
14. Je poussais des petits cris comme une hirondelle en voltigeant, je gémissais comme la colombe ; misérable, je levais les yeux en haut : Seigneur, je suis oppressé, sois mon garant !
15. Que dirai-je ? Il m'a répondu, et c'est lui-même qui a agi. Je marcherai humblement pendant toutes mes années, à cause de mon amertume.
16. Seigneur, c'est par tes bontés que l'on vit, c'est par elles que je respire encore ; tu me rétablis, tu me rends à la vie.
17. Mon amertume s'est changée en paix. Toi, tu t'es épris de moi au point de me retirer de la fosse du néant, car tu as rejeté derrière ton dos tous mes péchés.
18. Car ce n'est pas le séjour des morts qui te célébrera, ce n'est pas la mort qui te louera ; ceux qui descendent dans le gouffre n'espèrent plus rien de ta loyauté.
19. Le vivant, le vivant, c'est celui-là qui te célèbre, comme moi aujourd'hui ; le père fait connaître aux fils ta loyauté.
20. Le SEIGNEUR m'a sauvé ! Nous ferons résonner mes instruments, tous les jours de notre vie, à la maison du SEIGNEUR.
21. Esaïe avait dit : Qu'on apporte un gâteau de figues sèches et qu'on l'applique sur l'ulcère ; et Ezéchias vivra.
22. Ezéchias avait dit : Quel est le signe que je monterai à la maison du SEIGNEUR ?

Ésaïe 38:14-17, traduction de la Nouvelle Bible Segond.




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« Ézéchias montre ses trésors aux ambassadeurs du roi de Babylone. »
Gravure pour La Bible Populaire (Hachette 1864).





Ézéchias mis en musique

Bien qu'étant rapportée en trois endroits (la fin de Rois 2, troisième partie de Proto-Ésaïe, deuxième livre des Chroniques), la geste d'Ézéchias est très peu représentée dans le monde musical – et, me semble-t-il du point de vue de ma culture tout à fait lacunaire, très marginale également dans les autres arts et dans la culture partagée de l'honnête homme.

Il existe cependant une astuce : selon l'exégèse d'Ernest Renan (qui vaut ce qu'elle vaut, à savoir une exégèse de 1890 publiée dans la Revue des Deux Mondes, que je suis allé lire au bénéfice de cette notule– « Études d'histoire israélite : Le règne d'Ézéchias, deuxième partie », Troisième Période, Vol.100, n°1 du 1er juillet 1890, pp. 32-57), le Psaume II – pourtant traditionnellement attribué à David – assez pourrait constituer une description politique du temps d'Ézéchias.

Imaginez alors la quantité de musiques que l'on pourrait lui associer !  De Tallis (dans les 9 Psalm Tunes for Archbishop Parker's Psalter) et « Why Do the Nations » du Messiah de Händel jusqu'aux Chichester Psalms de Bernstein, en passant par les nombreuses versions latines (« Quare fremuerunt gentes ») du Psaume, très en vogue en France à l'époque baroque avec les grands motets de  LULLY, (Pierre) Robert et Charpentier, puis chez les romantiques avec Franck et Saint-Saëns (dans l'Oratorio de Noël)… Un texte animé, qui produit de très belles mises en musique (en particulier chez les baroques), aux contrastes saisissants.
C'est l'essentiel, à part quelques versions XX-XXIe de compositeurs peu célèbres (inclus dans Odi et amo d'Uģis Prauliņš, par exemple), de ce que j'ai rencontré au disque. Il doit en exister des tombereaux d'autres en réalité, puisque ce psaume figure au programme de l'office de Prime du lundi, dans la règle de saint Benoît !  Il peut aussi bien être dit que chanté dans ce contexte, si bien que beaucoup de versions musicales, pas forcément toutes de grande ambition, doivent en exister !

Cependant, pour un épisode qui soit directement reliable à Ézéchias, sans interprétation exégétique marginale, je n'en connais qu'un seul, je crois, dans la portion (très limitée) de la musique que j'ai pu fréquenter au fil des années. Quelle coïncidence incroyable, il s'agit d'un chef-d'œuvre absolu dont je voulais vous entretenir depuis longtemps.



Histoire d'Ézéchias

Ézéchias, roi de Juda (il existe alors aussi un royaume distinct d'Isräel, au Nord, avec pour capitale Samarie), à la fin du VIIIe siècle avant nous, fait partie des rois exemplaires bibliques. Ami de l'agriculture, améliorant l'approvisionnement en eau potable de Jérusalem… l'économie est florissante et le temple de Salomon reçoit de nouveaux ornements, devenant le lieu central du culte (destruction de Haut-lieux décentralisés sur le reste du territoire).

Ce portrait laudatif est à concevoir en opposition avec son père Achaz, qui refuse l'alliance des royaumes voisins contre la menaçante Assyrie, pour finalement devoir, en désespoir de cause, donner tout l'or du Temple aux Assyriens pour ne pas être lui-même pris d'assaut par ses voisins. Le royaume voisin d'Israël tombe, une partie de sa population est remplacée et déportée, les réfugiés affluent dans le royaume de Juda.
Pour couronner le tout, Achaz embrasse les idoles assyriennes – dans 2 Rois 16:3, il est même raconté qu'il immole l'un de ses fils à Moloch. Et dans 2 Chroniques 28:3, fils est au pluriel.

Ézéchias fait tout l'inverse : il revient à la religion de ses pères et brave l'Assyrie. Le siège de Jérusalem n'est pas véritablement un succès (Ézéchias s'en tire en livrant un tribut à nouveau tiré du Temple), mais les Assyriens lèvent le camp sans prendre la ville. Les textes parlent du carnage de 185000 hommes commis en une nuit par « l'ange de Yahvé » – les exégètes supposent l'apparition d'une épidémie.

Alors qu'il est frappé, nous dit le livre d'Ésaïe, d'une maladie mortelle, Dieu intercède à sa prière et le sauve. Le texte qui va nous occuper est tiré de la louange d'Ézéchias après sa guérison.




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Fin de la Deuxième Méditation pour le Carême de Charpentier, tirée de l'édition de Vincent Carpentier.




Méditations pour le Carême, n°2 (H.381)


Le mystère

Un mot en guise d'introduction à ce massif, l'un des sommets de toute l'œuvre de Charpentier – et, partant, de la musique européenne du XVIIe siècle. Il a la particularité d'être assez mal documenté : on dispose de disques, mais de très peu d'éléments sur son origine. On sait que la partition nous est seulement parvenue par la bibliothèque de Sébastien de Brossard, autre représentant majeur du style ultramontain de la même génération.

Il est probable qu'ainsi que la majorité de sa production sacrée, cet ensemble cohérent de 10 pièces provienne de sa période chez les Jésuites, au collège Louis-Le-Grand ou à Saint-Louis-des-Jésuites (actuelle Saint-Paul-Saint-Louis) – mais aucun document ne permet de l'affirmer.

L'œuvre est tellement peu identifiée, et si atypique, qu'elle occupe, dans le catalogue thématique Hitchcock (organisé par genre), la toute fin de la liste des motets – faute de date ou de repère générique.

Elle n'est cependant pas énigmatique : son format correspond en tout point à l'esprit rhétorique des motets de la liturgie Contre-Réforme, où Carême et Semaine Sainte étaient l'occasion de fournir des sujets musicaux assez riches, jusqu'à la célèbre mondanisation de l'office des Ténèbres. Le détail de sa forme, assez original – dans le répertoire courant, on n'en a guère d'exemple – se situe à la jointure du court petit-motet (1 à 3 voix solos) contemplatif tiré des Psaumes et du petit oratorio (ou « histoire sacrée ») représentant en un quart d'heure une action biblique beaucoup plus dramatique (tel qu'il en fit autour de Judith, Esther ou du Reniement de Pierre).
Selon qu'on considère ses parties isolées – dix motets détachables, cohérents en eux-mêmes, avec leurs récitatifs, leurs tirades solos, leurs « chœurs » homorythmiques ou contrapuntiques – ou son ensemble – une histoire de la Passion, remise dans son contexte large de l'état du monde (!) et de la filiation abrahamique –, ces Méditations peuvent ressortir plutôt à l'un ou l'autre genre.

Ce ne sont d'ailleurs, autre bizarrerie, pas tant des méditations, pour la plupart, que des narrations, dans un format très resserré, d'épisodes-clefs de la Passion (la Cène, le Mont des Oliviers, l'Arrestation, le Reniement, le Procès…) – mais elles contiennent des réflexions qui n'appartiennent pas aux originaux, et invitent, par le seul exemple montré ou par des versets écrits dans ce but, le fidèle à s'interroger sur sa place dans ce monde où Jésus a vécu sa Passion. En filigrane, les modèles de votre vie sont-ils Abraham, Jésus, Pierre, Judas ?



Architecture générale

D'où proviennent les textes ?

Ce sont 10 fragments tirés et arrangés de la Bible pour nourrir le cheminement sur le Carême.

Étrangement, les livres savants que j'ai consultés parlent fort peu de cette œuvre, dont on ne sait, il est vrai, à peu près rien. Mais aussi bien dans les monographies charpentiéristiques que dans les notices des disques concernés, et jusque dans les catalogues de référence du type BNF, CMBV, VIAF, la provenance des textes n'est pas incluse – pis, il est parfois suggéré qu'il s'agit de textes ad hoc, préparés pour les besoins des gloses, des offices, des motets (alors que tout, à l'exception de quelques détails ajustés, procède en réalité d'un copié-collé des Écritures !).

J'ai donc dû vérifier manuellement chaque segment de ces motets pour vérifier exactement :
a) la provenance (qui conditionne l'implicite de ces textes) ;
b) leur degré de réécriture (l'écart par rapport au texte canonique n'est pas, là non plus, anodin).

Je ne suis pas grand clerc et ne promets pas de ne pas avoir laissé passé de détails, mais vous disposerez au moins d'un grossier canevas – que je n'ai pas pu trouver, ni dans les sites spécialisés, ni dans les catalogues officiels, ni en bibliothèque (je me doute bien que ça existe, mais ça veut dire que ce n'est pas à disposition de n'importe quel mélomane qui veut juste écouter son disque avec un minimum de contexte).

On néglige peut-être aussi que les traductions modernes se réfèrent au grec des Évangiles et à l'hébreu des textes vétéro-testamentaires… on s'aperçoit, en lisant la vulgate utilisée par Charpentier, que les nuances en sont assez différentes par endroit – je suis notamment frappé du caractère plus consolateur des choix de traduction, peut-être autant l'effet de l'esprit de notre temps que le retour aux textes originaux. En somme, le texte mis en musique par Charpentier n'a pas toujours la même couleur que les traductions qu'on peut en lire habituellement.


Structure musicale interne

Le résultat, comme dit précédemment, tient aussi bien – chaque pièce prise à part – du petit motet, que – considérant l'ensemble du parcours – d'une sorte d'oratorio de la Passion.

Les remaniements textuels m'évoquent évidemment les cantates luthériennes d'Augustin PFLEGER pour la cour de Gottorf.

Ici, ce sont trois voix, alternant homorythmie (pour les commentaires méditatifs), canons, polyphonies diverses, dialogues récitatifs ou quasi-ariosos, d'une façon qui n'est pas rigide mais soumise à l'évolution du texte… De petits bijoux d'interaction texte-musique.



L'œuvre


[[]]
par Les Surprises (chez Musiques à Ambronay)
Stéphen Collardelle, haute-contre
Martin Candela, taille
Étienne Bazola, basse-taille
Juliette Guignard, viole de gambe
Etienne Galletier, théorbe
Louis-Noël Bestion de Camboulas, orgue, clavecin et direction


Vulgate retouchée pour le motet
Traduction DLM
Sicut pullus hirundinis sic clamabo.
Meditabor ut columba.
Attenuati sunt oculi mei
suscipientes in excelsum.
Recogitabo tibi omnes annos meos
in amaritudine animae meae.
Domine si sic vivitur et in talibus vita spiritus mei,
corripies me et vivificabis me.
Ecce in pace amaritudo mea amarissima.
Comme le petit de l'hirondelle, ainsi je proclamerai.
Je serai calme comme la colombe.
Mes yeux ont été affaiblis
à force de se lever vers le Ciel.
Je te rappellerai toutes ces miennes années
que j'ai passées dans l'amertume.
Seigneur, si c'est ainsi que tu m'insuffles la vie,
tu t'empareras de moi et me rendras à la vie.
Et voici ma plus amère amertume changée en paix.


Sicut pullus hirundinis : Ésaïe 38:14-17

Il s'agit donc de l'action de grâce d'Ézéchias après sa guérison miraculeuse… mais au sein d'un cycle consacré à la Passion, quoi de plus naturel pour parler du destin de Jésus que de convoquer Ésaïe ?

Avec des coupures dans le texte d'origine, mais dans les mots exacts de la vulgate, c'est une promesse de consolation après l'affliction ; prochaine ou lointaine, par l'Éternel. Ésaïe annonçant le Messie tel que décrit dans les Évangiles (ou plus exactement, les Évangiles tissant minutieusement des parallèles avec les prophéties et métaphores d'Ésaïe), ces versets sont aussi un choix naturel pour méditer sur le sens de la souffrance et leurs résolution, en préparation de la Semaine Sainte.

Petit fait amusant qui m'a occupé quelques heures à comparer les traductions, lire les articles spécialisés et interroger les quelques clercs de ma connaissance : les traductions depuis la vulgate traduisent l'épisode en mettant en avant que l'amertume trouble la paix, tandis que les traductions plus récentes d'après l'hébreu disent au contraire qu'à la souffrance succèdera un jour la paix. Je ne parviens pas à déterminer s'il s'agit d'une divergence entre saint Jérôme et l'hébreu, ou d'un changement de tradition. En tout cas il est notable que pour les traductions de l'époque de Charpentier, le sens de ces versets étaient plus sombres que dans les traductions couramment disponibles aujourd'hui de type Jérusalem ou Segond, et cela s'entend dans la mise en musique.

Pourtant, en lisant le latin du texte pour le motet de Charpentier, la transposition au futur des deux premiers verbes (c'est aussi le cas pour la fin) suppose plutôt que les cris et la prostration évoqués au début de l'épisode seront la preuve de la joie profonde et de la rédemption – alors que dans le texte d'origine dont j'ai placé une bonne traduction plus haut, le consensus des traducteurs suggère qu'Ézéchias était souffrant et fragile comme un petit oiseau.

Je serai bien sûr heureux de toute lumière sur ce sujet qui m'a occupé quelque temps, sans qu'aucun des spécialistes que j'ai pu approcher n'aient osé émettre une hypothèse.


Sicut pullus hirundinis : Charpentier H.381

(Œuvre de niveau 3.)

Quelques petits repères musicaux pour vous.

a) Début en fugato (les entrées ont des divergences, contrairement à un canon-type) autour de la simple exposition « ainsi que le petit de l'hirondelle, je crierai ».

b) Chaque voix a son verset solo (la taille et la basse-taille sur le même patron), avant que la haute-contre et la taille ne chantent ensemble à la tierce (c'est-à-dire la même mélodie à deux notes d'écart) : la période aboutit enfin sur la clef de voûte de l'ensemble, le mot « amertume », où le temps s'alentit, où les figuralismes évoquent la plainte.

c) L'appel au Seigneur se fait à nouveau sur un très court moment en fugato de 3 mesures, avant de déboucher, pour évoquer la « vivification » de l'âme, sur un soudain mouvement à trois temps très élancé, avec aigus exaltants de la haute-contre.

d) Retour au mouvement regulier à quatre temps, à nouveau en entrées tuilées fuguées, pour évoquer ce fameux dernier verset sujet à interprétation : ici, Charpentier le perçoit clairement comme un moment où le sentiment d'affliction domine, et les frottements harmoniques sont nombreux ; l'avancée très progressive par glissements chromatiques (on passe d'une tonalité à une autre, on emprunte, ça frotte, c'est instable) finit sur un unisson sans choisir entre la permanence du mineur sombre ou l'espérance finale du mode majeur.

Composition très sophistiquée, techniquement très avancée, dont l'italianisme éhonté (ce grand chromatisme final !) a dû fortement impressionner – il est le seul, me semble-t-il, à pousser aussi loin l'exercice d'un contrepoint aussi libre et d'une harmonie aussi subversive, en cette fin du XVIIe français.



Discographie

Il existe quatre versions de cette pièce – je vous ai naturellement proposé la plus belle.

ita → Les Arts Florissants (Christie), quelquefois à un par partie, quelquefois à plusieurs (deux ?). Les voix sont un peu pionnières (Honeyman, Laplénie, Cantor… pas le fondu qui prévaut aujourd'hui, moi j'aime), l'exécution aussi, mais le caractère dramatique des tableaux est tout à fait réussi !
Le Concert Spirituel (Niquet), seulement la moitié des Méditations, à deux par partie (Lenaerts & Auvity, Évreux & Honeyman, Buet & Nédélec), très allant comme il se doit, mais le fait de chanter à deux bride l'expressivité individuelle et rend plus saillantes les micro-divergences d'intonation. Nettement moins probant qu'à un par partie, à mon sens.
Ensemble Pierre Robert (Desenclos). À un par partie (Beekman, Getchell, Muuse), très doux et vivant, grande réussite.
Les Surprises (Bestion de Camboulas). Celui que j'ai sélectionné, à un par partie (P. García, Candela, Bazola), particulièrement vivant et animé, chanté avec insolence, un régal de bout en bout.




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Isaïe annonce à Ézékias le signe donné par Dieu des quinze années de vie accordées : l'ombre doit-elle avancer ou reculer de dix marches ?  Ézékias choisit le prodige le plus incontestable : l'ombre reculera. (Et Yahvé s'exécute.)
[Oui, je varie les graphies pour que vous puissiez, dans un futur lointain, retrouver la notule !]





La mémoire d'Ézéchias

En fin de compte, je n'ai rencontré aucune œuvre qui raconte l'histoire d'Ézéchias : le Psaume II n'est pas traditionnellement relié à son règne (et en tout cas rien d'explicite ne permet de l'assurer avec certitude), et la seule mise en musique qui lui soit ouvertement reliée, cet extrait d'Ésaïe mis en musique par Charpentier… est en réalité anonymisée et remaniée, pour en faire une méditation autour du pécheur qui espère en la miséricorde et la vie éternelle, à l'occasion de la Semaine Sainte.

Je me figure qu'il existe forcément, dans la quantité vertigineuse d'oratorios à sujets vétéro-testamentaires produits aux XVIIe et XVIIIe siècle en italien, en allemand ou même en latin, un petit recueil d'airs à da capo qui prenne ce règne-là en exemple. Mais je ne l'ai pas trouvé – vu l'ampleur des bases de données consultées, il est vraisemblable que cela n'ait jamais été officiellement enregistré sur disque.

Pourquoi l'avoir choisi ?

Le cas est intéressant à plusieurs titres :

a) il pose la question de la raison pour laquelle certains épisodes nous parviennent plutôt que d'autres – alors qu'il y a ici tous les éléments utiles pour exalter la piété avec le profil de ce roi préoccupé de questions religieuses, construire l'épopée avec la guerre contre les Assyriens, assurer le spectaculaire avec le siège de Jérusalem fatal aux assaillants, pourquoi a-t-on à ce point davantage de versions musicales de Booz ou Saül ?

b) se posera aussi, en d'autres instances (l'Ivresse de Noé !) la question pour laquelle des épisodes très commentés et iconographiés ne sont jamais mis en musique (c'est moins le cas ici, Ézéchias n'est pas une figure emblématique) ;

c) il est possible d'utiliser un épisode pour autre chose que pour lui-même ; ici, cet extrait d'un livre sacré est employé à d'autres fins, pour expliquer un autre moment (on passe du Tanakh au Évangiles, du récit « historique » au conseil donné aux fidèles).  (La chose avait atteint, vous vous en souvenez, des dimensions particulièrement impressionnantes chez Pfleger, des patchworks où des citations changent de personnages, une grande foire aux collages plus ou moins en accord avec le sens premier des textes.)




J'avais reçu beaucoup de demandes pour poursuivre cette série. Les deux derniers épisodes de Caïn sont longs à construire, je poursuis donc ailleurs.

À bientôt, que ce soit pour une notule-édito, un bilan des nouveautés discographiques ou la suite des anniversaires attendus en 2022 !




Apostille

La rédaction de cette notule s'étant étendue sur deux semaines, voici j'ai fini par trouver, au moment où je la prépare pour pixellisation, trace d'autres mises en musique du règne d'Ézéchias !  Exactement ce que j'avais pu supposer : oratorio italien (probablement en latin, chez Carissimi) & références exotiques chez des compositeurs vivants.

→ Le n°22 des Hymnes [sic] and Songs for the Church d'Orlando Gibbons (l'une des figures majeures de la polyphonie anglaise du début du XVIIe siècle). « The Prayer of Hezekiah : O Lord of Hosts, and God of Israel » (Tonus Peregrinus, Naxos 2006).
→ Une cantate de Carissimi évidemment !  (Corboz, Erato 1973 ; Erik van Nevel, Accent 1990).
→ Une cantate de Rossi en italien (Pfammatter, Divox 2000, capté depuis le fond d'une cathédrale).
→ Le troisième mouvement de la Symphonie n°19 « Hallelujahs » d'Andreas Willschner, « Hallelujah of Hezekiah » – chacun des cinq mouvements évocant un chant de louange (Carson Cooman, Divine Art 2017).

    Il faut que je me trouve le Corboz, qui m'avait échappé car jamais réédité, ni en CD ni en dématérialisé, mais pour les deux autres, on constate qu'il s'agit du même épisode de maladie miraculeusement résolue – c'est elle aussi qui domine dans l'iconographie, pour ce que j'ai pu en juger en parcourant les gravures pour en décorer cette notule.
    [… et voilà que je trouve la version d'Erik van Nevel !  C'est en effet en latin.]
    Voilà qui méritera peut-être une autre notule pour compléter, une fois que j'aurai pu étudier un peu les textes…

À présent que je me suis simultanément contredit et donné raison (ce qui n'a que l'apparence d'un paradoxe, si vous m'avez bien lu, estimés lecteurs), et que j'ai tâché d'affiner publiquement le tableau jusqu'ici dressé, je puis vous laisser vaquer à votre lecture. Puisse-t-elle vous édifier ou vous divertir un tant soit peu.


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Commentaires

1. Le lundi 6 décembre 2021 à , par Félicia M

Merci mille fois pour cette musique sublime, le texte, sa traduction, et les précieuses indications érudites, qui décuplent notre plaisir.

2. Le lundi 6 décembre 2021 à , par DavidLeMarrec

Oh, merci Félicia pour ce très agréable retour. Honoré d'avoir réussi à vous intéresser. Le cycle entier des 10 pièces de Charpentier mérite le détour – en particulier Desolatione desolata est terra (pour l'art du contrepoint, vertigineux) et Cum cenasset Jesus (opéra miniature, avec ses récitatifs, ses rebondissements, ses moments mélodiques de contemplation…).

Merci d'avoir pris le temps de passer dire cela, j'en suis touché.

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