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La Symphonie de la Tour Eiffel – Adolphe David


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En cherchant pour mon usage personnel des arrangements de symphonies, je tombe sur celle-ci au nom intriguant : Symphonie de la Tour Eiffel (1889).

L’œuvre, qui n'est pas vraiment une symphonie mais un enchaînement de climats visuels de vingt minutes sans interruption, s’avère délicieusement évocatrice, et pourrait à profit être mise à contribution par des pianistes pour compléter le programme de récitals accessibles et ludiques – il y a là assurément à la fois de quoi faire venir le public d’abord, et le contenter ensuite !

Fort de cette opinion, et faute de la moindre trace enregistrée de ses œuvres, j’ai donc enregistré mon déchiffrage pour vous le mettre à disposition. Ça vaut ce que ça vaut – mais c'est, tout à fait littéralement, mieux que rien.



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1. Forme

Il s’agit en réalité d’une suite d’épisodes brefs et enchaînés évocant, de façon tout à fait figuraliste, les différentes étapes de la construction du célèbre monument. Dans la tonalité générale de mi bémol mineur, elle reste dans un langage très conservateur mais module volontiers (= changement de hauteur de référence) d’un épisode à l’autre, pour renouveler la couleur du discours.

Apparemment, Adolphe David l’aurait envoyée à Gustave Eiffel tout en le félicitant. Je reste dubitatif sur le caractère de symphonie-symphonique : les traits en sont décidément très pianistiques, beaucoup de « vide » dans le spectre sonore mais des octaves à la main droite et à la main gauche, des arpèges et autres traits typiquements pensés pour le piano. S’agit-il d’une œuvre orchestrée à partir d’intuitions pianistiques, ou simplement d’une pièce pour piano désignée par un titre vendeur ? – « symphonie » serait alors à entendre au sens large d’« assemblage de notes qui fait du son ». IMSLP le classe comme symphonie transcrite, mais je n’ai pas pu trouver de trace de la partition complète ni d’exécution publique, et la nature même de la composition me laisse dubitatif.



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2. Contexte

Qui était donc Adolphe David ?

Je n’ai pu trouver que peu de chose sur lui. Son nom très commun formé de prénoms ne rend que plus difficile la rencontre d’informations spécifiques, en plus de sa très faible notoriété.

¶ Il ne faut pas confondre notre compositeur Adolphe David (1842-1897, né et mort à Paris) avec le sculpteur Adolphe David (1828-1895, né à Baugé en Anjou et mort à Paris).

¶ Il a été professeur au Conservatoire de Nancy, et on en trouve trace dans ses compositions (notamment pour ensemble de flûtes). Tout le monde le décrit comme très précoce et doué (recensions du Ménestrel, par exemple), mais il semble qu’il n’ait pas eu de vaste carrière en dehors de quelques pièces de type pantomime (La Statue du Commandeur, pantomime d’après don Juan ; L’Orage, monomime ; Pierrot surpris, ballet-pantomime). Pour ladite Statue, j’ai pu lire la partition, et il s’agit en réalité d’un mélodrame (paroles parlées sur un accompagnement de musique instrumentale), mais avec peu de texte et beaucoup de gestuelle. Bonne réception à l’époque, où l’on note – et c’est une constante chez lui – la facilité avec laquelle les mélodies coulent, sans que l’ensemble soit particulièrement saisissant.

¶ David est d’ailleurs essentiellement l’auteur, hors quelques pièces pour orchestre dont ferait partie cette Tour Eiffel, de pièces de caractère pour piano aux noms évocateurs : Boléro-fanfare, Sur la falaise, Mazurka des patineurs, Pompadour-mazurka, À toute bride, Mouche et bourdon, Marche japonaise, Le rémouleur, Marche chevaleresque, La fleur et l’oiseau, réveil de la danseuse, Ronde des mousquetaires, Menuet du Roy, Valse du vertige, Chant du forgeron, Le rêve de la marquise, etc.
    J’en ai joué quelques-unes, qui auraient pu revêtir un peu d’ambition (d’autant que les sous-titres « caprice mystique », ou « scène de ballet » pouvaient laisser supposer un peu de mise en scène), comme la Marche funèbre ou la Marche chevaleresque, mais les ressorts en sont en réalité assez plats : vraiment de la jolie musique de salon, plaisante et tout à fait inoffensive, avec des mélodies bien faites mais peu mémorables, sises sur des accompagnements tout à fait traditionnels. La Symphonie de la Tour Eiffel échappe vraiment à ce patron récurrent qui manque un peu d’ambition pour contenter nos oreilles – celles-ci ont désormais tout le catalogue mondial des meilleurs compositeurs à disposition.

¶ L’armateur, collectionneur et chroniqueur Paul Eudel, qui a co-fourni le livret de La Statue du Commandeur et de L’Orage, décrit, dans le volume 2 de son recueil d’impressions Un peu de tout, Adolphe David comme un « ami de Massenet ». Je ne sais à quel degré, c’est le seul volume qui ne soit pas disponible sur les bibliothèques en ligne. Je vais réserver un siège à la BNF pour aller enquêter et je reviendrai avec des informations supplémentaires.

¶ A. David était membre de la communauté juive parisienne, si j'en crois la relation du mariage de sa sœur Rose, « la charmante pianiste, sœur de l'habile compositeur M. Adolphe David » dans la revue L'Univers israélite : journal des principes conservateurs du judaïsme – par une société d'hommes de lettres (c'est le titre) dans sa livraison de 1832 (p.696), revue qui est publiée jusqu'à… 1939 (évidemment). Avec de longues interruptions au XIXe s., d'abord au format annuel puis au format bimensuel.

¶ C'était aussi et surtout un barreur amateur (je veux dire par là qu'il a au moins tenu une fois des rames dans ses mains) : le poète Armand Silvestre (souvent mis en musique par Fauré) rapporte, dans En pleine fantaisie – ouvrage qui sont un peu ses Essais, où il raconte plaisamment ses pensées sur le monde qui l'entoure – comment « Adolphe David, un compositeur qui sera célèbre demain, anxieusement assis à la barre, faisait son apprentissage de barreur » et comment « La yole légère aux flancs d'acajou filait entre deux lames d'argent, se croisant, en angle, à sa proue, souvent effleurée par l'aile penchante des voiliers. »
Voilà, je pense qu'il était important que vous le sachiez.



Je reprécise, avant que vous ne l'écoutiez, qu'il ne s'agit pas d'un produit fini mais de la captation de mon déchiffrage : le concept est de partager avec vous des partitions que je lis et qui ne sont pas documentées, absolument pas d'en proposer une interprétation convaincante ou même simplement décente.

(Ouvrez la vidéo dans une autre fenêtre ou en plein écran pour bien voir la partition à taille raisonnable.)





3. Œuvre

À présent que les présentations sont faites, je vous propose de nous lancer dans l’œuvre elle-même !

L’œuvre est dans la tonalité plutôt rare de mi bémol mineur (6 bémols à la clef).

Lento  – Arrivée des ingénieurs et des ouvriers au Champ de Mars.
Grandes octaves solennelles, le rituel, annoncé par quatre grands accords, peut commencer !

Moderato, lento, moderato – Commencement des travaux et fondation de la Tour.
Accords ternaires bondissants et ascendants, qui évoquent l’élévation. Tout finit par se bloquer dans un grandiose tutti à la mode mahlérienne.

Moderato e martellato –  Bruits de fer.
(Ut mineur.)
La meilleure trouvaille de la partition : sur des accords répétés (quelques pointés pour figurer les bruits de marteau), des basses en octave qui progressent par palier et évoquent la pesanteur de l’édifice et le gigantisme des travaux, très réussi.

Allegro et gaiement – Les travailleurs du fer.
(Ut majeur.)
Sorte de danse de salon, avec ses basses qui font ploum, son petit chant très conjoint (toutes les notes se suivent). Pour autant, des emprunts, des modulations (qui finit en ré bémol majeur), ce n’est pas purement une gamme plate.
À la fin, retour des accords ternaires pointés du commencement des travaux.

Allegro mouvementé  – Tumulte et trouble chez les ouvriers / Voix d’apaisement
(La bémol mineur. / Si majeur.)
Retour de basses détachées, avec des figures d’accompagnement agitées, de grandes descentes (pas trop inquiétantes tout de même, on n’est pas chez les sauvages, c’est la France ici), avant que l’arrive le thème tendre et providentiel, qui prend le plus de place dans toute cet épisode, celle de la « voix d’apaisement ». On entend bien le vieil ouvrier, ou le contremaître, qui dit aux autres : « quand même, la grandeur de la tâche avant tout », et qui d’un ton de sagesse ordonne la soumission aux pauvres gens qui le croient.
Dans la réalité, il y a bien eu deux séries de grèves chez les « voltigeurs » (les ouvriers chargés de l’assemblage), en septembre et décembre 1888. La seconde échoue, mais dans la première, Eiffel concède une augmentation. Les revendications portaient sur les horaires de travail (neuf heures par jour l’hiver et douze l’été) et sur les salaires (ils souhaitaient une indexation sur la hauteur, ce qui n’a pas été accordé). Ils étaient mieux payés que les ouvriers ordinaires, mais je ne mesure pas du tout le danger réel et les conditions de travail.
En tout cas, chez David, l’épisode est, pourrait-on dire, raconté du point de vue du patron, ce qui m’amuse beaucoup : les masses remuantes d’ouvriers enfin remises au juste labeur auquel elles appartiennent. Pas vraiment de compassion pour les conditions de travail – j’ignore comment ces grèves étaient perçues à l’époque – vues comme un caprice d’ouvriers privilégiés ou comme une réaction à des conditions d’excercice exceptionnellement périlleuses.
Seconde anecdote : il n’y eut aucun mort pendant les travaux, à l’exception d’un ouvrier qui était venu le dimanche montrer l’endroit à sa fiancée ; il a perdu l’équilibre et s’est écrasé au sol.
L’épisode se termine en arpèges ascendants de la basse, qui figurent, je suppose, la remise au travail.

Première montée.
De simples arpèges par palier (on reprend sur la deuxième note de l’arpège précédent), qui se posent sur de grands accords sereins débouchant sur la première plate-forme.

Andante cantabile  – Première plate forme (sic).
(Mi bémol majeur.)
Thème lyrique parsemé de petits arpèges descentants en appoggiature (ajoutés à la mesure). On se sent sur déjà les sommets. Ici aussi, cela module, jusqu’à ce qu’on entende une « cloche lointaine »).
Puis c’est la reprise des thèmes du début des travaux et du travail du fer.

Deuxième montée, la Tour s’élève.
Retour du pmotif de la première montée et autres accords sereins.

Andante cantabile – Plus haut le sommet !!!
Le thème de la première plate-forme est repris, mais accompagné par des triolets, plus animé. Il est ensuite superposé à des montées chromatiques persistantes qui aboutissent sur une nouvelle sonnerie de cloches. Ces épisodes récurrents rythment le morceau et le rendent, je trouve, assez aisé à suivre, et très graphique.

Moderato accelerando e crescendo jusqu’à la fin – La foule monte.
Je trouve ce moment incroyable : une longue pédale de sol (la note est maintenu pendant quasiment tout l’épisode) sur laquelle un motif à la fois ascendant et cahoteux s’accélère… je le trouve remarquablement visuel, on voit très bien la foule bigarrée, les jeunes qui sautent les marches les messieurs avec leur cane qui manquent de tomber, les femmes qui serrent contre elles leurs enfants, mais tous en grain de grimper le plus vite possible pour être les premiers à découvrir le monument. Vraiment drôle.

Lento et grandioso – Hymne au drapeau français.
(Ut majeur.)
Le tout se termine par un pompeux chant en grands accords pour célébrer la fierté nationale, avec un petit retour du motif du travail du fer, mais plus agité, en triolets, avant la fin triomphale.



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4. Bilan

20 minutes très amusantes, qui ne dépareraient pas dans un récital. Malgré tous les pains que j’ai faits (c’est du déchiffrage, mais j’ai quand même refait quelques prises pour que ce soit un peu plus probant), ce n’est pas une pièce si difficile (elle reste dans une norme pianistique assez courante et il n’y a pas des milliards de choses à chaque main), mais elle fait bel usage de tout le clavier, et par conséquent forte impression auprès d’un public.

Comme pièce divertissante (et qui ne coûterait pas cher à monter pour un bon pianiste), comme produit d’appel, ou de façon plus ambitieuse pour un récital thématique (couplée avec les fulgurantes Impressions urbaines d’Antoine Mariotte ?), ce serait vraiment un succès garanti. Le public n’attend pas nécessairement d’entendre les pièces les plus élaborées de l’histoire de l’humanité, il n’est pas interdit aussi de se faire plaisir avec quelque chose d’habilement fait et de divertissant.

J’espère en tout cas que le voyage vous aura amusé.

J’irai déchiffrer à mon piano La Statue du Commandeur, et peut-être l’enregistrer pour un prochain épisode s’il y a quelque chose à en tirer.

(Sinon, d'autres déchiffrages commentés nous attendent, de Dubois, Fourdrain, Salvayre… il me faut trouver le temps de faire la mise en forme et d'écrire les notules…)


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Commentaires

1. Le mardi 21 mars 2023 à , par antoine

Autre voyage très agréable, le Rigoletto sur la 5, musicalement superbe, mise en scène horrible comme trop souvent....

2. Le mercredi 22 mars 2023 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Antoine,

Je ne sais pas de quel Rigoletto vous parlez ! Où est-ce capté, qui joue ?

3. Le mercredi 22 mars 2023 à , par antoine

Vous l'avez en replay sur la 5, première diffusion le 19 mars.

4. Le samedi 25 mars 2023 à , par DavidLeMarrec

Merci Antoine, j'irai regarder ce que c'est !

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