Carnets sur sol

   Écoutes (et nouveautés) | INDEX (très partiel) | Agenda concerts & comptes-rendus | Playlists & Podcasts | Instantanés (Diaire sur sol)


A la découverte de Pelléas & Mélisande de Debussy/Maeterlinck - XI - Yniold et son double (Polyphème de Jean Cras)

Petit crochet dans notre série sur Pelléas.

Il nous fallait aborder cette longue scène essentielle de la « torture » de l’enfant (III, 4), mais nous le ferons de façon plus informelle aujourd'hui, à travers une balade essentiellement musicale (avec les extraits correspondants) et bêtement thématique. Pour un petit émerveillement.


« Yniold et son double », oui, pourrait évoquer Golaud, qui porte bien quelque chose de fragile émotionnellement, et le révèle parfois par ses évocations : je suis comme un nouveau-né perdu dans la forêt.

Mais aujourdh'ui on évoquera un double concret, un véritable jumeau.




1. L'original : acte III, scène 4.

Pour mémoire, la scène où Yniold se trouve violemment gourmandé par son père.

Ici, au Carnegie Hall, le 20 octobre 2003 (hors commerce), Bernard Haitink dirige le Boston Symphony Orchestra. Vous entendez James Danner en Yniold et Gerald Finley en Golaud. Nous voulions rendre hommage au français incroyable, à la justesse absolument parfaite des apertures, des accentuations et de l'expression chez Gerald Finley (et le petit Danner est impressionnant aussi). On peut trouver Golaud plus extraverti, comme Gilles Cachemaille par tempérament ou José van Dam ces dernières années par nécessité vocale, mais tout est parfaitement en place ici, y compris dans le sens.
Bernard Haitink y est bien plus intéressant que dans son enregistrement assez indolent avec l'Orchestre National de France (Naïve), même s'il n'est pas encore parvenu à la profondeur qu'on a pu lui entendre cette année, à nouveau avec l'ONF.[1]

(Egalement dans cet enregistrement : Lorraine Hunt-Lieberson, Nathalie Stutzmann, Simon Keenlyside et John Tomlinson.)


[L'extrait du texte ci-après est emprunté à la saisie du site italien Karadar, ce qui explique la ponctuation anglaise et les coquilles éventuelles, qu'il nous serait un rien trop fastidieux (et surtout long) à corriger - il nous a déjà fallu opérer des mises en forme pour le publier ici. Site à recommander au demeurant pour ses nombreux services.]

Scène 4
Devant le château
(Entrent Golaud et le petit Yniold.)

GOLAUD
(affectant un très grand calme)
Viens, nous allons nous asseoir ici, Yniold; viens sur mes genoux;
nous verrons d'ici ce qui se passe dans la forêt.
Je ne te vois plus du tout depuis quelque temps.
Tu m'abandonnes aussi; tu es toujours chez petite mère…
Tiens, nous sommes tout juste assis sous les fenêtres de petite mère,
Elle fait peut-être sa prière du soir en ce moment…
Mais dis-moi, Yniold, elle est souvent avec ton oncle Pelléas, n'est-ce pas?

YNIOLD
Oui, oui, toujours, petit père; quand vous n'êtes pas là.

GOLAUD
Ah! Tiens, quelqu'un passe avec une lanterne dans le jardin!
Mais on m'a dit qu'ils ne s'aimaient pas…
Il paraît qu'ils se querellent souvent…non?
Est-ce vrai?

YNIOLD
Oui, oui, c'est vrai.

GOLAUD
Oui? Ah! ah!
Mais à propos de quoi se querellent-ils?

YNIOLD
A propos de la porte.

GOLAUD
Comment! A propos de la porte!
Qu'est-ce que recontes là?

YNIOLD
Parce qu'elle ne peut pas être ouverte.

GOLAUD
Qui ne veut pas qu'elle soit ouverte?
Voyons pourquoi se querellent-ils?

YNIOLD
Je ne sais pas, petit père, à propos de la lumière.

GOLAUD
Je ne te parle pas de la lumière; je te parle de la porte.
Ne mets pas ainsi la main dans la bouche…
Voyons…

YNIOLD
Petit père! petit père!
Je ne le ferai plus…
(Il pleure.)

GOLAUD
Voyons; pourquoi pleures-tu maintenant?
Qu'est-il arrivé?

YNIOLD
Oh! oh! petit père! vous m'avez fait mal!

GOLAUD
Je t'ai fait mal?
Où t'ai-je fait mal?
C'est sans le vouloir…

YNIOLD
Ici, ici, à mon petit bras…

GOLAUD
C'est sans le vouloir; voyons, ne pleure plus; je te donnerai quelque chose demain.

YNIOLD
Quoi, petit père?

GOLAUD
Un carquois et des flèches.
Mais dis-moi ce que tu sais de la porte.

YNIOLD
De grandes flèches?

GOLAUD
Oui, de très grandes flèches.
Mais pourquoi ne veulent-ils pas que la porte soit ouverte?
Voyons, réponds-moi à la fin! non, non,
n'ouvre pas la bouche pour pleurer,
Je ne suis pas fâché.
De quoi parlent-ils quand ils sont ensemble?

YNIOLD
Pelléas et petite mère?

GOLAUD
Oui; de quoi parlent-ils?

YNIOLD
De moi; toujours de moi.

GOLAUD
Et que disent-ils de toi?

YNIOLD
Ils disent que je serai très grand.

GOLAUD
Ah! misère de ma vie!
Je suis ici comme un aveugle qui cherche son trésor au fond de l'océan!
Je suis ici comme un nouveau-né perdu dans la forêt et vous…
Mais voyons, Yniold, j'étais distrait; nous allons causer sérieusement.
Pelléas et petite mère ne parlent-ils jamais de moi quand je ne suis pas là?

YNIOLD
Si, si, petit père.

GOLAUD
Ah!…Et que disent-ils de moi?

YNIOLD
Ils disent que je deviendrai aussi grand que vous.

GOLAUD
Tu es toujours près d'eux?

YNIOLD
Oui, oui, toujours, petit père.

GOLAUD
Ils ne te disent jamais d'aller jouer ailleurs?

YNIOLD
Non, petit père, ils ont peur quand je ne suis pas là.

GOLAUD
Ils ont peur?
A quoi vois-tu qu'ils ont peur?

YNIOLD
Ils pleurent toujours dans l'obscurité.

GOLAUD
Ah! ah!

YNIOLD
Cela fait pleurer aussi…

GOLAUD
Oui, oui!

YNIOLD
Elle est pâle, petit père!

GOLAUD
Ah! ah! patience, mon Dieu, patience…

YNIOLD
Quoi, petit père?

GOLAUD
Rien, rien, mon enfant.
J'ai vu passer un loup dans la forêt.
Ils s'embrassent quelque-fois?
Non?…

YNIOLD
Qu'ils s'embrassent, petit père?
Non, non.
Ah! si, petit père, si une fois…une fois qu'il pleuvait…

GOLAUD
Ils se sont embrassés?
Mais comment, comment, se sont-ils embrassés?

YNIOLD
Comme çà, petit père, comme çà.
(Il lui donne un baiser sur la bouche; riant.)
Ah! ah! votre barbe, petit père!
Elle pique, elle pique!
Elle devient toute grise, petit père,
et vos cheveux aussi, tout gris, tout gris.
(La fenêtre sous laquelle ils sont assis s'éclaire en ce moment et sa clarté vient tomber sur eux.)
Ah! ah! petite mère a allumé sa lampe.
Il fait clair, petit père; il fait clair…

GOLAUD
Oui, il commence à faire clair.

YNIOLD
Allons-y aussi, petit père; allons-y aussi…

GOLAUD
Où veux-tu aller?

YNIOLD
Où il fait clair, petit père.

GOLAUD
Non, non, mon enfant; restons encore un peu dans l'ombre…
On ne sait pas, on ne sait pas encore…
Je crois que Pelléas est fou…

YNIOLD
Non, petit père, il n'est pas fou, mais il est très bon.

GOLAUD
Veux-tu voir petite mère?

YNIOLD
Oui, oui je veux la voir!
(En commençant presque modéré puis, peu à peu, avec une animation inquiète qui doit aller jusqu'à la fin de l'acte.)

GOLAUD
Ne fais pas de bruit; je vais te hisser jusqu'à la fenêtre,
Elle est trop haute pour moi, bien que je sois si grand…
(Il soulève l'enfant.)
Ne fais pas le moindre bruit: petite mère aurait terriblement peur…
La vois-tu?
Est-elle dans la chambre?

YNIOLD
Oui!
Oh! il fait clair!

GOLAUD
Elle est seule?

YNIOLD
Oui…non, non!
Mon oncle Pelléas y est aussi.

GOLAUD
Il…

YNIOLD
Ah! ah! petit père, vous m'avez fait mal!

GOLAUD
Ce n'est rien; tais-toi; je ne le ferai plus; regarde, regarde, Yniold!
J'ai trébuché.
Parle plus bas. Que font-ils?

YNIOLD
Ils ne font rien, petit père.

GOLAUD
Sont-ils près l'un de l'autre?
Est-ce qu'ils parlent?

YNIOLD
Non, pete père; ils ne parlent pas.

GOLAUD
Mais que font-ils?

YNIOLD
Ils regardent la lumière.

GOLAUD
Tous les deux?

YNIOLD
Oui, petit père.

GOLAUD
Ils ne disent rien?

YNIOLD
Non, petit père; ils ne ferment pas les yeux.

GOLAUD
Ils ne s'approchent pas l'un de l'autre?

YNIOLD
Non, petit père, ils ne ferment jamais les yeux…j'ai terriblement peur!

GOLAUD
De quoi donc as-tu peur?
Regarde! Regarde!

YNIOLD
Petit père, laissez-moi descendre!

GOLAUD
Regarde!

YNIOLD
Oh! je vais crier, petit père!
Laissez-moi descendre! laissez-moi descendre!

GOLAUD
Viens!
(Ils sortent.)




2. Polyphème de Jean Cras

Bien, à présent, considérons ceci :

Vous entendez ici Valérie Debize (Lycas) et Armand Arapian (Polyphème) ; le toujours admirable Philharmonique de Luxembourg dirigé par Bramwell Tovey. Un disque très important publié par Timpani (la prise de son est nettement meilleure que celle que nous proposons, issue par simple commodité d'une mauvaise captation radio en monophonie - l'essentiel étant ici d'établir le comparatif, et de vous laisser éventuellement acquérir le disque).


Jean Cras participe de cette trinité marine bretonne de compositeurs (l'article serait à reprendre complètement pour acquérir au moins la dimension de celui consacré à Tournemire) ; il en est, incontestablement, le plus debussyste. Car Cras constitue comme le prolongement, légèrement stabilisé par une touche de Fauré, de l'esthétique debussyste. Son trio avec harpe, particulièrement, apparaît comme le double du modèle inventé par Claude de France[2].

Son unique opéra, Polyphème (1910-1918) sonne comme l'un des très rares opéras à retenter le pari de l'esthétique pelléassienne (que citer, sinon, à part la Reine Morte de Jean-Yves Daniel-Lesur ?) ; en plus opératique cependant, avec des instants moins fugaces, plus saisissables, plus assis, plus "numérotés"[3].

Le texte, comme Pelléas, se fonde sur un texte littéraire original, simplement coupé - ici le Polyphème d'Albert Samain, présenté lui aussi comme un symboliste. Et, semblablement, un symboliste moins insaisissable que Maeterlinck, plus « humain » que cryptique - voire d’un humanisme revendiqué.


A présent, reprenons notre scène de Pelléas, et plaçons en gras, en regard, les similitudes thématiques des deux scènes - c'est stupéfiant.

(Attention, ce n'est pas exactement chronologique.)

Scène 4
Devant le château
(Entrent Golaud et le petit Yniold.)

GOLAUD
(affectant un très grand calme)
Viens, / Mais, approche ! / nous allons nous asseoir ici, Yniold; viens sur mes genoux; / Lycas ! va-t-en chercher à la fontaine un peu d'eau. Va, petit ! et aussi : / J'ai marché dans les champs, je suis las.
nous verrons d'ici ce qui se passe dans la forêt. / Toujours je fus malheureux et brutal.[4] et aussi : / J'ai marché dans les champs, je suis las.
Je ne te vois plus du tout depuis quelque temps. / J'ai soif. Toujours je fus malheureux et brutal.
Tu m'abandonnes aussi; tu es toujours chez petite mère… / J'ai de la peine.
Tiens, nous sommes tout juste assis sous les fenêtres de petite mère,
Elle fait peut-être sa prière du soir en ce moment…
Mais dis-moi, Yniold, elle est souvent avec ton oncle Pelléas, n'est-ce pas? / Acis et Galatée étaient là tout à l'heure, n'est-ce pas ?

YNIOLD
Oui, oui, toujours, petit père; quand vous n'êtes pas là. . / Qu'as-tu ?

GOLAUD
Ah! Tiens, quelqu'un passe avec une lanterne dans le jardin!
Mais on m'a dit qu'ils ne s'aimaient pas…
Il paraît qu'ils se querellent souvent…non? / Vient-il souvent ici ?
Est-ce vrai?

YNIOLD
Oui, oui, c'est vrai.

GOLAUD
Oui? Ah! ah!
Mais à propos de quoi se querellent-ils?

YNIOLD
A propos de la porte.

GOLAUD
Comment! A propos de la porte!
Qu'est-ce que recontes là?

YNIOLD
Parce qu'elle ne peut pas être ouverte.

GOLAUD
Qui ne veut pas qu'elle soit ouverte?
Voyons pourquoi se querellent-ils?

YNIOLD
Je ne sais pas, petit père, à propos de la lumière.

GOLAUD
Je ne te parle pas de la lumière; je te parle de la porte. / N'as-tu pas vu ? Parle, petit enfant !
Ne mets pas ainsi la main dans la bouche…
Voyons…

YNIOLD
Petit père! petit père!
Je ne le ferai plus… / Oui, ton front est sévère, et tes yeux sont méchants.
(Il pleure.)

GOLAUD
Voyons; pourquoi pleures-tu maintenant?
Qu'est-il arrivé?

YNIOLD
Oh! oh! petit père! vous m'avez fait mal!

GOLAUD
Je t'ai fait mal?
Où t'ai-je fait mal?
C'est sans le vouloir…

YNIOLD
Ici, ici, à mon petit bras…

GOLAUD
C'est sans le vouloir; voyons, ne pleure plus; / Allons !
je te donnerai quelque chose demain.

YNIOLD
Quoi, petit père?

GOLAUD
Un carquois et des flèches.
Mais dis-moi ce que tu sais de la porte.

YNIOLD
De grandes flèches?

GOLAUD
Oui, de très grandes flèches.
Mais pourquoi ne veulent-ils pas que la porte soit ouverte?
Voyons, réponds-moi à la fin! non, non, Ah, voyons !
n'ouvre pas la bouche pour pleurer,
Je ne suis pas fâché.
De quoi parlent-ils quand ils sont ensemble? / Que faisaient-ils ? Réponds.

YNIOLD
Pelléas et petite mère?

GOLAUD
Oui; de quoi parlent-ils?

YNIOLD
De moi; toujours de moi. / Rien.

GOLAUD
Et que disent-ils de toi? /Que disent-ils ?

YNIOLD
Ils disent que je serai très grand.

GOLAUD
Ah! misère de ma vie!
Je suis ici comme un aveugle qui cherche son trésor au fond de l'océan!
Je suis ici comme un nouveau-né perdu dans la forêt et vous…
Mais voyons, Yniold, j'étais distrait; nous allons causer sérieusement.
Pelléas et petite mère ne parlent-ils jamais de moi quand je ne suis pas là?

YNIOLD
Si, si, petit père.

GOLAUD
Ah!…Et que disent-ils de moi?

YNIOLD
Ils disent que je deviendrai aussi grand que vous.

GOLAUD
Tu es toujours près d'eux?

YNIOLD
Oui, oui, toujours, petit père.

GOLAUD
Ils ne te disent jamais d'aller jouer ailleurs? / Et quand il vient, Galatée est joyeuse ?

YNIOLD
Non, petit père, ils ont peur quand je ne suis pas là.

GOLAUD
Ils ont peur?
A quoi vois-tu qu'ils ont peur?

YNIOLD
Ils pleurent toujours dans l'obscurité.

GOLAUD
Ah! ah!

YNIOLD
Cela fait pleurer aussi…

GOLAUD
Oui, oui!

YNIOLD
Elle est pâle, petit père!

GOLAUD
Ah! ah! patience, mon Dieu, patience…

YNIOLD
Quoi, petit père?

GOLAUD
Rien, rien, mon enfant.
J'ai vu passer un loup dans la forêt. / J'ai de la peine.
Ils s'embrassent quelquefois? / S'embrassent-il, parfois ?
Non?…

YNIOLD
Qu'ils s'embrassent, petit père? / S'embrasser ?
Non, non.
Ah! si, petit père, si une fois…une fois qu'il pleuvait

GOLAUD
Ils se sont embrassés? / Oui, dans l'ombre, le soir.
Mais comment, comment, se sont-ils embrassés?

YNIOLD
Comme ça, petit père, comme ça. / Je sais bien qu'il l'aime !
(Il lui donne un baiser sur la bouche; riant.)
Ah! ah! votre barbe, petit père!
Elle pique, elle pique!
Elle devient toute grise, petit père,
et vos cheveux aussi, tout gris, tout gris.
(La fenêtre sous laquelle ils sont assis s'éclaire en ce moment et sa clarté vient tomber sur eux.)
Ah! ah! petite mère a allumé sa lampe.
Il fait clair, petit père; il fait clair…

GOLAUD
Oui, il commence à faire clair. / Oui, dans l'ombre, le soir.

YNIOLD
Allons-y aussi, petit père; allons-y aussi…

GOLAUD
Où veux-tu aller?

YNIOLD
Où il fait clair, petit père.

GOLAUD
Non, non, mon enfant; restons encore un peu dans l'ombre…
On ne sait pas, on ne sait pas encore…
Je crois que Pelléas est fou…

YNIOLD
Non, petit père, il n'est pas fou, mais il est très bon. / (semblablement, l'affront du portrait de Polyphème)

GOLAUD
Veux-tu voir petite mère? / N'as-tu pas vu ?

YNIOLD
Oui, oui je veux la voir!
(En commençant presque modéré puis, peu à peu, avec une animation inquiète qui doit aller jusqu'à la fin de l'acte.)

GOLAUD
Ne fais pas de bruit; je vais te hisser jusqu'à la fenêtre,
Elle est trop haute pour moi, bien que je sois si grand…
(Il soulève l'enfant.)
Ne fais pas le moindre bruit: petite mère aurait terriblement peur…
La vois-tu? / N'as-tu pas vu ? Parle petit enfant !
Est-elle dans la chambre?

YNIOLD
Oui!
Oh! il fait clair!

GOLAUD
Elle est seule?

YNIOLD
Oui…non, non!
Mon oncle Pelléas y est aussi.

GOLAUD
Il…

YNIOLD
Ah! ah! petit père, vous m'avez fait mal!

GOLAUD
Ce n'est rien; tais-toi; je ne le ferai plus; regarde, regarde, Yniold!
J'ai trébuché.
Parle plus bas. Que font-ils?

YNIOLD
Ils ne font rien, petit père.

GOLAUD
Sont-ils près l'un de l'autre?
Est-ce qu'ils parlent?

YNIOLD
Non, petit père; ils ne parlent pas.

GOLAUD
Mais que font-ils?

YNIOLD
Ils regardent la lumière.

GOLAUD
Tous les deux?

YNIOLD
Oui, petit père.

GOLAUD
Ils ne disent rien?

YNIOLD
Non, petit père; ils ne ferment pas les yeux.

GOLAUD
Ils ne s'approchent pas l'un de l'autre? / Parle, s'embrassent-ils ? Ah, la rage me monte !

YNIOLD
Non, petit père, ils ne ferment jamais les yeux…j'ai terriblement peur!

GOLAUD
De quoi donc as-tu peur? / __Réponds donc à la fin !
Regarde! Regarde! / Parle, te dis-je !

YNIOLD
Petit père, laissez-moi descendre! / Non ! Laissez-moi descendre !

GOLAUD
Regarde! / Parle !

YNIOLD
Oh! je vais crier, petit père!
Laissez-moi descendre! laissez-moi descendre!

GOLAUD
Viens! / Non ! S'embrassent-ils ?
(Ils sortent.) / Je n'ai plus au coeur que de la haine !

Fin de l'acte III dans les deux cas. L'acte IV débute également par une entrevue du duo amoureux.




(On place ici pour plus de commodité le contenu de l'épisode suivant.)




3. Le point sur les deux scènes

Il est évident, bien sûr, que nous avons affaire à la même thématique : la torture d'un enfant par le jaloux qui perd le contrôle, confronté à l'incertitude de son infortune. En établissant l'équivalence entre la confidence de Lycas ("parler") et la scène de voyeurisme par procuration ("regarder"), on perçoit bien la symétrie très apparente des deux scènes. On assiste à la même progression insistante des questions, de plus en plus précises dans leur contenu et impérieuses dans leur éructation ; et au même emballement final, où la figure paternelle se mue en monstre, et transfère sa rage sur le messager - pourtant réticent à accomplir son office. La fin d'acte, de façon identique, se conclut sur l'interruption brutale de la mise en scène du courroux, par un orchestre cinglant.




Toutefois, dans le détail, la scène de Maeterlinck est infiniment plus passionnante.

Car le propos de Samain est ici bien plus sommaire. Lycas n'aime pas Acis, et Acis n'aime pas Polyphème (c'est dit ainsi). Pas l'ambiguïté de l'attachement de l'enfant pour tonton Pelléas (mais il est très bon), ni celle du doute hurlant de Golaud, cependant euphémisé devant l'enfant (je crois que Pelléas est fou). Tout est extrêmement explicite dans cette scène de Polyphème, tandis que les rapports demeurent bien plus troublés dans Pelléas, et la violence faite à l'enfant qui est le sien change bien entendu encore la nature du tableau. De surcroît, cette violence qui se porte sur l'enfant n'est pas le reflet exact de la nouvelle apprise, puisque, précisément, Golaud – qui tâche en vain de masquer sa fureur – ne sait toujours pas à l'issue du dialogue.
Toute la progression qui se déroule de façon extrêmement directe chez Samain, devant Lycas qui n'est pas dupe en confiant à Polyphème ses réticences envers Acis, serpente au contraire en biaisant chez Maeterlinck. Golaud y pose des questions évasives, détournées, insiste au besoin sur son affection ou à tout le moins son intérêt pour le petit, et demande à l'enfant, en somme, d'exécuter des ordres un peu étranges - tout cela pour ne pas formuler - par peur que l'enfant ne le répète [5] et peut-être par peur d'énoncer lui-même la catastrophe - ce qui tient place réellement dans son esprit.

Le rapport à l’enfant est également bien moins fouillé que chez Maeterlinck. Polyphème répond « Oui, mon fils » au petit Lycas, là où Golaud ne l’appelle que par un prénom dont seule la première occurrence est véritablement adressée ‘'à son fils’'. La suite le lui fait oublier – comme si son propre fils était masqué par cet insupportable enfant, incapable de comprendre, et qui crie, qui crie !
En cela, il est sans doute judicieux de confier Yniold à un enfant sur scène, surtout si l’on conçoit Golaud comme l’étalon humain du drame (voir ici) : l’empathie se fait totale lorsque ce petit braillard qui chante faux et minaude sans cesse se met à parler ; comme excédé, on perd la mesure de l’âge et de l’impuissance de ce petit être, qui devient un agresseur, un nuisible. Et de même que Golaud, le spectateur sombre dans l’aveuglement de la violence, fût-elle putative et symbolique. [On n’a jusqu’à présent pas recensé d’agressions de directeurs de théâtre à propos de la dernière scène du III – mais peut-être est-ce tout simplement parce que l’outil statistique n’existe pas.] Une voix de femme bien placée, fût-elle enfantine, ne peut pas rendre l’immaturité psychologique d’un enfant qui joue, ni la fragilité irréductible de son chant geignard.
Et Golaud, donc, de ne plus percevoir son fils, jusqu’à violenter l’enfant. Et nous de le comprendre.
Portée sans comparaison, donc, avec la jalousie irrépressible plus banale de Polyphème, qui menace un témoin afin d’obtenir « satisfaction ».




Plus important : structellement parlant, malgré la symétrie patente des deux scènes, la grande richesse de Maeterlinck ici aussi. Dans la scène de ‘'Polyphème’', l’interrogatoire concerne l’aveu de faits passés ; alors que dans ‘'Pelléas’', l’incroyable urgence de la scène est portée par l’aveu ‘'au présent’', devant cette fenêtre, avec ces regards volés, cet aspect voyeur choquant, trangressif, dangereux (se faire surprendre), et cette obstination alliénée de Golaud, contre toutes les règles de la prudence et de la raison. Dramatiquement, l’impact n’est assurément pas le même.
Et plus encore : dans ‘'Polyphème’', cette scène marque une étape traditionnelle du déroulement dramatique (Polyphème sait, ensuite) ; dans ‘'Pelléas’', cette scène matérialise l’impossibilité de savoir. Sans rien faire avancer, elle en dit alors infiniment plus.
On perd aussi la progression insinuante des questions, depuis le négatif de ce qui est recherché « Il se querellent souvent, n’est-ce pas ? », en passant par l’investigation fastidieuse « de quoi parlent-ils ? », « et que disent-ils de moi ? », cherchant à biaiser « ils ne te disent jamais d’aller jouer ailleurs ? », jusqu’au plus franc, mais faussement dégagé, comme une évidence naturelle à confirmer : « Ils s’embrassent, quelquefois ? ». La version de Samain est beaucoup plus directe et linéaire, vous pouvez le constater.

Surtout, le rythme de la scène est d’une virtuosité sans commune mesure chez Maeterlinck. D’abord par la ponctuation quasiment musicale de ces insupportables « petit père », de l’enfant affectueux mais incapable de répondre clairement, loin de ces pensées impérieuses d’adulte. Une trouvaille assez formidable, surtout dans le traitement très caractéristique, toujours identique (et irritant), qu’en fait Debussy – car, s’il faut répéter l’évidence, la qualité très réelle [6] du drame de Maeterlinck est amplement décuplée par sa ‘'géniale’' mise en musique. Cela participe bien évidemment de l’empathie terrifiante avec Golaud, avec ce bourreau d’enfant.
Plus subtilement, la scène entière est constellée d’échappatoires de l’enfant, qui répond par association d’idées [7], ou s’interrompt brusquement pour parler de ce qu’il voit, à l’instant, de directement préhensible et attractif [8]. Ces interruptions constantes, qu’il nous faudra étudier lorsque nous aborderons véritablement la description de cette scène excessivement riche, servent la présentation de cet impossible dialogue – à la fois l’impossibilité de savoir et l’impossibilité à communiquer, pour Golaud à nouveau perdu dans la forêt [9]. Ce qui constitue une scène d’aveu chez Samain se trouve alors coupé en tranches, dans ‘'Pelléas’', par la juxtaposition hostile de préoccupations incompatibles (à savoir la conversation et l’observation du monde environnant). On partage tout aussi bien les sentiments excédés de Golaud que son certain désarroi devant ce gouffre de la vérité sue, mais indicible pour l’enfant ; apparemment accessible, mais que son ingénuité protège mieux que tous les coffres et que toutes les discrétions zélées. La manipulation potentielle de l’enfant parce qu’ingénu se révèle impossible, car ingénu, précisément.

Et tout cela crée un rythme incroyablement soutenu, à la fois dans la progression des questions et dans leur insatisfaction constante par ces biais ou ces ruptures qui tiennent lieu de réponses.

Enfin, couronnement de l’ensemble, l’intrusion d’éléments fortement symboliques, comme cette fausse excuse du « loup dans la forêt » – le loup étant lié à la cruauté aussi bien qu’à la générosité familiale, et surtout cette forêt dans laquelle l’incertitude et la jalousie le plongent : forêt assombrie par la méconnaissance et la colère, et surtout forêt liée à la dimension impulsive du noble Golaud. La forêt où il se trouve perdu initialement, « ainsi qu’un nouveau-né », désemparé, sans secours.
Structurellement, il s’agit de ne pas répondre à l’interrogation de l’enfant devant ce visage violemment crispé, qui feint en vain ; mais cet élément symbolique colore en réalité l’ensemble de la scène, et informe sur le déroulement futur : le crime est concevable, son apparition est fugitivement figurée au cours de cette scène. Significativement, dès le début de l’acte suivant, les menaces de mort se font insistantes, alors qu’elles semblaient enfouies en Golaud au III, sans qu’il puisse les formuler – notamment dans les souterrains, avec la terrible tentation du gouffre.
C’est là la portée supplémentaire qu’offre cette invocation d’un loup-prétexte : Maeterlinck donne à cette scène d’interrogatoire une profondeur en en suggérant les enjeux véritables, en en montrant discrètement les double-fonds.




C’est pourquoi, et sans entrer dans l’analyse précise de la scène, Maeterlinck, qu’il ait constitué un modèle ou pas pour Samain – la référence musicale et littéraire est en revanche évidente vis-à-vis du ‘'Pelléas’' de Debussy –, présente un intérêt bien supérieur, surtout dans son utilisation par Debussy. La scène d’interrogatoire n’est plus simplement un moment dramatique fort, une section théâtrale spectaculaire, et un moment obligé de la révélation au jaloux, vers le dénouement, elle porte d’autres éléments de loin plus passionnants :

  • la violence à l’enfant, qui est de surcroît le fils ; violence inconcevable qui trouve paradoxalement l’empathie du spectateur ;
  • la prégnance d’une gêne aussi dans la scène de voyeurisme à laquelle nous assistons, avec le phénomène de l’aveu sur des faits ‘'présents’' – aveu également impossible ;
  • le rythme extrêmement travaillé de la scène, ses interruptions, sa progression ;
  • enfin l’arrière-plan symbolique, peut-être le plus important, qui résume Golaud de façon à la fois allusive et précise ; et qui pose les meilleures potentialités du drame à venir.


De la forêt sortira le loup – c’est-à-dire que l’impulsivité et le sentiment panique d’abandon de Golaud [10] conduisent au dénouement violemment tragique.




Les équipes de CSS vous saluent bien révérencieusement.

Notes

[1] CSS en a parlé.

[2] Signalons celui de Sofia Gubaidulina pour compléter le tableau.

[3] On désigne par « forme à numéros » les opéras qui isolent très distinctement les moments de bravoure (airs, ensembles, choeurs, ballets...) d'un « liant » sous forme de récitatifs - pas nécessairement négligeables par ailleurs ; mais ces oeuvres sont très délibérément fragmentées sur le plan musical, avec des sections très individualisées. Sans que ce soit le cas dans Polyphème, doté d'une grande fluidité dramatique et musicale, on y perçoit tout de même certains moments qu'il est possible d'isoler (même si de toute évidence non conçus comme tels), des choeurs, des monologues, des duos - là où Debussy ne fait que poser des tirades entre des personnages en présence, sans jamais de forme musicale identifiable.

[4] Rappelons que la forêt exprime la part sombre, la nature impulsive, voire sauvage, de Golaud. On en avait longuement parlé dans plusieurs épisodes, dont celui-ci.

[5] Golaud a-t-il alors peur du regard extérieur ? De la désapprobation de Mélisande ? De ne pas pouvoir saisir les coupables ?.

[6] Plus le temps passe, plus CSS lui trouve des charmes en texte pur, mais peut-être initialement grâce à la clef debussyste, ce n’est pas impossible : une profondeur supplémentaire, présente ou pas initialement, est ainsi révélée.

[7] « Et que disent-ils de moi ? – Ils disent que je deviendrai aussi grand que vous. », ou encore : ‘'YNIOLD : Ils pleurent toujours dans l'obscurité. GOLAUD : Ah ! ah ! YNIOLD : Cela fait pleurer aussi… GOLAUD : Oui, oui! YNIOLD : Elle est pâle, petit père !’’

[8] Au lieu de préciser son discours, Yniold se préoccupe du ton de celui auquel il est attaché : ’’GOLAUD : Ah! ah! patience, mon Dieu, patience… YNIOLD : Quoi, petit père? GOLAUD : Rien, rien, mon enfant.’’ L’épisode intéressé du carquois, parmi d’autres, est également signifiant.

[9] Rappel : symbolique de la forêt abordée au début de la série

[10] Le petit Golaud qui, lorsqu’on le compare à un géant, souhaite surtout « être un homme comme les autres » – et l’on y perçoit d’emblée la fêlure affective.


--

Autres notules

Index classé (partiel) de Carnets sur sol.

--

Trackbacks

Aucun rétrolien.

Pour proposer un rétrolien sur ce billet : http://operacritiques.online.fr/css/tb.php?id=713

Commentaires

1. Le samedi 15 septembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site

Au demeurant, il convient de préciser qu'on tient sur CSS le Polyphème de Cras pour un chef-d'oeuvre. Mais c'est incontestablement moins personnel (et le livret moins fascinant). Ce sera simplement ce qui transparaît de cette comparaison qui ne se veut absolument pas à charge, mais vise au contraire à engager à la découverte d'un des doubles de Pelléas.

2. Le samedi 15 septembre 2007 à , par Bra :: site

Je ne peux commenter la pièce de Jean Cras que je ne connais absolument pas ! Mais, pour Yniold de Pelléas, je dirai que je trouve très belle la scène de Maeterlinck dans laquelle l'enfant veut soulever cette lourde pierre qui l'empêche d'atteindre son objet (en or), cette scène 3 de l'acte 4. Elle résume à elle seule, je trouve, l'ensemble de la pièce et de son secret, l'absence de vérité (le soleil se cache), la non détermination de tous à la chercher (les moutons arrive), le poids du secret (cette pierre), secret que le jeune Yniold est chargé de surveiller, voire de rapporter à Golaud.

3. Le samedi 15 septembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site

Bonjour Bra !

L'extrait peut te donner une idée : ça ressemble assez à Pelléas.

Sinon, merci pour cette proposition bienvenue ! La scène d'Yniold seul est à mon sens la plus énigmatique de l'oeuvre. Ce que tu proposes, la charge trop lourde à porter pour l'enfant, me semble une piste cohérente et féconde en effet. :-)

J'y vois pour ma part une mutation du ton de la pièce, vers le crépusculaire et le tragique, l'absurdité tragique du meurtre, de cette absence inexpliquée de Pelléas et de cette extinction incompréhensible de Mélisande.
Plus concrètement, elle est utile sur le plan dramaturgique :
- comme je le disais en changeant le ton, en introduisant un malaise qui fera mieux accepter l'intrusion du tragique ;
- elle ménage une pause indispensable entre la violence de l'outrage à Mélisande et les débordements lyriques du duo d'amour, deux sommets du déroulement dramatique ;
- elle annonce la découverte des amants par l'autorité ("je vais dire quelque chose à quelqu'un"), car les moutons ont aussi quelque chose de l'ingénuité des agneaux, ici ; comme les amants, ils ne savent où ils se rendent, et le port auquel ils aspirent leur est incompréhensiblement sans cesse dérobé. En ce sens, Golaud en pasteur (roulé comme une pierre) était une très bonne idée de Jean-Louis Martinoty au Théâtre des Champs-Elysées.


Merci pour ces pistes bienvenues ! ;)

Ajouter un commentaire

Le code HTML dans le commentaire sera affiché comme du texte.
Vous pouvez en revanche employer la syntaxe BBcode.

.
David Le Marrec

Bienvenue !

Cet aimable bac
à sable accueille
divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées
en séries.

Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées. N'hésitez pas à réclamer.



Invitations à lire :

1 => L'italianisme dans la France baroque
2 => Le livre et la Toile, l'aventure de deux hiérarchies
3 => Leçons des Morts & Leçons de Ténèbres
4 => Arabelle et Didon
5 => Woyzeck le Chourineur
6 => Nasal ou engorgé ?
7 => Voix de poitrine, de tête & mixte
8 => Les trois vertus cardinales de la mise en scène
9 => Feuilleton sériel




Recueil de notes :
Diaire sur sol


Musique, domaine public

Les astuces de CSS

Répertoire des contributions (index)


Mentions légales

Tribune libre

Contact

Liens


Antiquités

(24/10/2016)

Chapitres

Archives

Calendrier

« septembre 2007 »
lunmarmerjeuvensamdim
12
3456789
10111213141516
17181920212223
24252627282930