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mercredi 13 janvier 2010

Une fine rosserie - Bellini et Donizetti à Washington Square



Je vais ici aborder un sujet qui m'est précieux, sur lequel j'aurai peut-être l'occasion d'opérer plusieurs développements à travers plusieurs arts différents.

Je commence par une citation malicieuse de Henry James, dans Washington Square, que je propose en bilingue (je traduis). Traduire est un moyen extraordinaire pour entrer au coeur d'une oeuvre, et c'est pourquoi, en dépit de ses maladresses, j'éclairerai quelques choix de ma version.

Il est important pour la suite de savoir que l'oeuvre a été publiée en 1880 et que son action se passe pendant la première moitié du même siècle.

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Henry James
Traduction DLM
So Catherine saw Mr. Townsend alone, and her aunt did not come in even at the end of the visit. The visit was a long one; he sat there--in the front parlour, in the biggest armchair--for more than an hour. He seemed more at home this time--more familiar; lounging a little in the chair, slapping a cushion that was near him with his stick, and looking round the room a good deal, and at the objects it contained, as well as at Catherine; whom, however, he also contemplated freely. There was a smile of respectful devotion in his handsome eyes which seemed to Catherine almost solemnly beautiful; it made her think of a young knight in a poem. His talk, however, was not particularly knightly; it was light and easy and friendly; it took a practical turn, and he asked a number of questions about herself--what were her tastes--if she liked this and that--what were her habits. He said to her, with his charming smile, "Tell me about yourself; give me a little sketch." Catherine had very little to tell, and she had no talent for sketching; but before he went she had confided to him that she had a secret passion for the theatre, which had been but scantily gratified, and a taste for operatic music--that of Bellini and Donizetti, in especial (it must be remembered in extenuation of this primitive young woman that she held these opinions in an age of general darkness)--which she rarely had an occasion to hear, except on the hand-organ. She confessed that she was not particularly fond of literature. Morris Townsend agreed with her that books were tiresome things; only, as he said, you had to read a good many before you found it out. He had been to places that people had written books about, and they were not a bit like the descriptions. To see for yourself--that was the great thing; he always tried to see for himself. He had seen all the principal actors--he had been to all the best theatres in London and Paris. But the actors were always like the authors--they always exaggerated. He liked everything to be natural. Suddenly he stopped, looking at Catherine with his smile.
Ainsi Catherine vit-elle M. Townsend seule, et sa tante ne vint pas même à la fin de la visite. La visite fut longue ; il s’assit là, dans le premier salon, dans le plus grand fauteuil – pendant plus d’une heure. Il semblait plus à son aise cette fois – plus familier des lieux ; s’étendant un peu dans son siège, frappant un coussin près de lui avec sa canne, et admirant à loisir la pièce et les objets qu’elle contenait, autant que Catherine – qu’il contemplait toutefois avec une grande liberté. Il y avait comme un sourire de dévotion respectueuse dans ses yeux très beaux, un sourire qui semblait à Catherine d’une beauté presque solennelle – et qui lui faisait penser à un jeune chevalier des épopées. Sa conversation, toutefois, n’avait rien de particulièrement chevaleresque ; elle était légère, aisée, cordiale ; elle prit bientôt un tour pratique, et il lui posa plusieurs questions à son sujet – quels étaient ses goûts –, si elle aimait ceci ou cela – quelles étaient ses habitudes. Il lui dit, avec son sourire délicieux, « Parlez-moi donc de vous ; faites-moi une petite esquisse. » Catherine avait fort peu à dire, et elle n’avait pas de talent pour le croquis ; mais avant sa venue, elle lui avait confié qu’elle avait une passion secrète pour le théâtre, qui n’avait été que fort peu satisfaite, et un goût pour la musique lyrique – celle de Bellini et Donizetti, plus particulièrement (il faut se remémorer, à la décharge de cette jeune femme des âges antiques, qu’elle portait ces opinions à une époque de ténèbres épaisses) –, qu’elle avait rarement eu l’occasion d’entendre, à part à l’orgue de barbarie. Elle confessa ne pas être follement éprise de littérature. Morris Townsend convint avec elle que les livres étaient chose fastidieuse ; c’est seulement, comme il disait, qu’il fallait en lire un bon nombre avant de s’en apercevoir. Il avait été dans des lieux sur lesquels des écrivains avaient bâti leurs intrigues, et ils n’étaient pas le moins du monde semblables à leurs descriptions. Voir par soi-même – c’était le plus fort ; il avait toujours voulu voir par lui-même. Il avait vu tous les acteurs majeurs – il avait été dans tous les meilleurs théâtres de Londres et de Paris. Mais les acteurs étaient toujours des acteurs – ils exagéraient sans cesse. Il aimait tout au naturel. Soudain il s’interrompit, regardant Catherine, toujours avec le même sourire.


Je n'ai abordé l'oeuvre, pour des raisons que me sont propres, qu'en anglais ; à l'occasion, j'irai fureter dans les versions françaises, et au besoin les examinerai, manière de voir, dans une notule ad hoc.

En attendant, je donne juste quelques pistes de lecture, il ne s'agit pas d'une exégèse mais d'une invitation : je signale quelques réussites particulières, et ne les détaille pas.


Le coup de pied de l'âne


Au sein d'une période assez sinueuse, James lance une double petite pique, aussi bien à son personnage ignorant qu'à la musique misérable qu'elle écoute.

Catherine had very little to tell, and she had no talent for sketching; but before he went she had confided to him that she had a secret passion for the theatre, which had been but scantily gratified, and a taste for operatic music--that of Bellini and Donizetti, in especial (it must be remembered in extenuation of this primitive young woman that she held these opinions in an age of general darkness)--which she rarely had an occasion to hear, except on the hand-organ.

La phrase, déjà grotesque par l'emboîtement d'un nombre infini d'incidentes, est aussi, sous ses dehors badins, terriblement emphatique. En 1880, parler des années 1840 comme d'un âge de ténèbres est évidemment une exagération flagrante, et on nous laisse entendre que le goût pour Bellini est à pardonner plus qu'un autre crime. Comble du ridicule, ce goût pour les compositions vocales fades est venue à la jeune femme en écoutant les orgues à main, qui n'ont pas, on le comprend bien, la grâce des gosiers agiles qui servent en principe cette musique.
Bref, l'espace d'une pointe, James réussit un triple but : se moquer du belcanto, de son personnage et amuser son lecteur tout à la fois. Surtout, en faisant mine de tourner en dérision le type de musique qu'on écoutait alors, il complète habilement le portrait de Catherine, qui semble sans cesse la pâle image d'une nature déjà tiède ; ce qu'elle aime est à son image : de la musique fadasse qui est de surcroît exprimée au moyen d'instruments indigents. Dans les mêmes pages, James décrit d'ailleurs la façon qu'elle peut avoir d'exercer son affection, une sorte de rêve pudique, sans aucune exigence - à tous les sens du termes : pas d'attentes, et pas non plus d'évaluation de ceux qu'elle aime.

C'est assez méchant en fin de compte, et c'est aussi tout le prix de cette histoire, assez crédible parce qu'aucun personnage n'est admirable, où chacun reste compréhensible. Si bien que le drame ne laisse pas la possibilité de choisir un camp.

A mon sens, l'adaptation des époux Ruth & Augustus Goetz pour le théâtre (The Heiress, 1947), qui reprend très largement le matériau des nombreux dialogues en discours direct du roman, est encore plus plus vertigineuse de ce point de vue, puisque l'absence d'examen des pensées procure un éventail de possibles et de contradictions dans les psychologies qui sonne très vrai, et qui est réellement émouvant. On est encore plus embarrassé devant une situation qui file vers l'implosion sans qu'il y ait à blâmer avec certitude ceux qui précipitent sa dégénérescence. Finalement, les développements du romancier ne disent pas plus que les lacunes du texte déclamé - et de façon plus directive, moins touchante.
Et plus encore, les reprises d'auxiliaires que permettent brillamment l'anglais (Yes, I do et autres Yes, I think we have à profusion pendant toute la première partie) mettent en scène, de façon beaucoup plus intéressante que le silence suggéré dans le roman, une forme de vacuité insupportable dans la conversation de Catherine - incapable d'extérioriser sa nature profonde, d'une certaine façon. C'est ce qui la rend assez peu intéressante, même pour le lecteur / spectateur, et attire aussi la compassion la plus vive. Avec une actrice de qualité, ces réponses peuvent prendre un relief assez exceptionnel, vu la richesse du matériau psychologique suggéré par le texte.
[C'est cette pièce que William Wyler a vue lors de son pélerinage annuel à Broadway, et qui a constitué le noyau, arrangée par les auteurs eux-mêmes, de son film The Heiress (1949), au début de sa collaboration avec la Paramount. Je ne mets pas d'extrait, il faut vraiment voir l'oeuvre.]
[Il en existe une traduction française par Louis Ducreux, aujourd'hui introuvable, qui a servi, avec des coupures, au livret de L'Héritière de Jean-Michel Damase (1973), une autre oeuvre de grand intérêt, mais la force du livret et de la musique n'atteint pas les dimensions des exemples précédemments cités.]




Le lieu de l'action.


    Bâti

L'ironie distillée sur les personnages provient aussi bien, au fil du texte (pas ici) du narrateur assez détaché que des personnages eux-mêmes, en particulier du père de Catherine. Les points de vue tronqués des figures qui traversent le livre y contribuent également. Même si le narrateur connaît tout des pensées des uns et des autres, il ne les relie pas et de les hiérarchise jamais, si bien que le flou demeure habilement entretenu.

Dans la traduction que je propose, j'ai essayé de rendre ces périodes de James, qui sont à la fois raffinées et désinvoltes, en alternant le vocabulaire soutenu de son texte avec des traits plus familiers, qui traduisent le caractère presque cavalier de Morris. Ce n'est pas du tout réussi du point de vue du résultat (farci de tournures bancales ou discordantes entre elles), mais c'est significatif du point de vue de la démarche qui s'impose au traducteur.

Le seul moment qui réussit peut-être plus à s'approcher de l'esprit de l'original se trouve dans la difficile traduction de sketch, employé pour désigner une description courte :
He said to her, with his charming smile, "Tell me about yourself; give me a little sketch." Catherine had very little to tell, and she had no talent for sketching;
Soit :
Il lui dit, avec son sourire délicieux, « Parlez-moi donc de vous ; faites-moi une petite esquisse. » Catherine avait fort peu à dire, et elle n’avait pas de talent pour le croquis ;
Le jeu de mots qui reprend un autre sens du mot sketch permet à la fois de conserver la reprise de James (sketching) et de la relier à tout ce qui est dit autour de Catherine : son incapacité à se réaliser, en un mot. Dans le même temps où James voulait nous rappeler (cela apparaît comme des ponctuations, pendant toute cette exposition) le silence obstiné de Catherine, on introduit aussi le rappel de ses maladresses constantes dans chaque domaine, malgré l'éducation brillante qu'elle a reçu de son père pour en faire l'égal de sa défunte mère. On ne sait trop si ce talent pour le croquis est métaphorique seulement, ou également concret.

Ce genre de jeu, que James n'avait pas nécessairement prévu ici, est cependant ce qui rend le mieux compte des qualités de son écriture dans Washington Square.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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