Szymanowski & Brahms : révélations et désillusions au concert (Pleyel)
Par DavidLeMarrec, dimanche 7 octobre 2012 à :: Saison 2012-2013 - Domaine symphonique - Musique décadente :: #2093 :: rss
Concert très stimulant à Pleyel hier, la preuve que l'épreuve de la salle peut bouleverser radicalement la perception de certaines oeuvres. Soirée indispensable, puisqu'elle combinait les deux oeuvres symphoniques de Szymanowski qui m'avaient le plus enthousiasmé au disque et la symphonie de Brahms qui m'est la plus chère. Chacune de ces oeuvres aurait justifié de se déplacer, dans l'absolu.
Szymanowski 1
Ainsi, la Première Symphonie de Karol Szymanowski Op.15 (1906), que je mentionnais dans cette proposition de symphonies à écouter (arbitrairement, car les trois autres sont plus originales, même si elles me convainquent moins), est apparue mal orchestrée, avec une quantité d'informations phénoménale, mais installée essentiellement dans le médium, avec un contrepoint qui devient illisible.
Néanmoins, même si l'orchestration très postromantique est sans doute en cause, cela sonne très bien au disque (par exemple Karol Stryja avec le Philharmonique d'Etat Polonais, chez Naxos), et la tendance à la saturation de la salle (au parterre en l'occurrence, mais c'est pire au second balcon, surtout si la salle est peu remplie) ainsi que la direction peu tendue et peu détaillée de Gergiev sont sans doute en cause.
Malgré tout, un bon moment, en particulier dans les petits tournoiements presque parodiques du second mouvement (le mouvement lent central n'ayant jamais été composé). Et d'une manière générale, on prend plaisir à suivre l'évolution des thèmes torturés. Et puis l'amusement d'entendre l'illumination finale, de caractère très wagnérien. Une très belle oeuvre, qui aurait sans doute mérité davantage de soin - si je ne l'avais pas déjà écoutée, je n'y serai probablement pas revenu, cela sonnait presque aussi mal que Tubin.
Szymanowski 1 avec violon
Composé dix ans plus tard, le Premier Concerto pour violon Op.35 (1916) se révèle d'une tout autre trempe. Déjà impressionnant au disque, il frappe par la qualité exceptionnelle de son orchestration. L'orchestre, pourtant large (en particulier du côté percussif, avec glockenspiel, célesta, piano - et deux harpes), n'est utilisé que par touches, dans des nuances discrètes, chaque pupitre apportant, selon les besoins, sa couleur, son motif. Si bien que le violon (Janine Jansen ne dispose pas d'un son particulièrement puissant), reste toujours audible, au sein de tons et de textures sans cesse différents, et pourtant disposés avec une cohérence qui ne laisse jamais l'oreille perplexe.
L'oeuvre est totalement de son temps, elle évoque par moment (beaucoup plus audacieuse harmoniquement) les timbres L'Oiseau de feu de Stravinski (1910), et plus encore, avec ses motifs isolés et ses arrières-plans nerveux sur harmonie instable, la Symphonie de Chambre (1916-1917) de Schreker. En réalité, c'est avec le premier mouvement de la Première Symphonie (1942...) de Martinů (lien vers la chaîne de CSS) que je ressens la parenté la plus forte.
Version donnée par l'Orchestre du Centre Européen polonais (direction Nikolai Dyadiura), avec Małgorzata Wasiucionek au violon. Son beaucoup plus charnu et moins serré de la soliste, mais on entend beaucoup moins bien la répartition des timbres et la magie qui s'en dégage. A titre de découverte pour ceux qui ne l'ont jamais écouté, disons.
Mais la présence d'un violon change profondément le caractère de l'oeuvre et, pour moi qui ne goûte pas immodérément la forme concertante, améliore considérablement le résultat. D'abord, grâce à ce fil conducteur, qui n'a cependant rien de narratif, l'oeuvre bénéficie d'une logique et d'une poussée très immédiates, qu'on ne trouverait pas aussi nettement chez Martinů, et certainement pas chez Schreker, dont l'écriture de la Kammersymphonie est conçue en épisodes, comme autant de miniatures debussystes.
De prime abord, on peut s'interroger sur la nécessité de l'étalage virtuose, en particulier en ce qui concerne l'exploitation permanente de la tessiture très aiguë (pas nécessairement la plus belle ni la plus expressive du violon) ; mais d'un point de vue pratique, cela permet au timbre du soliste de se différencier et de se projeter bien plus facilement, en « survolant » les harmoniques de l'orchestre, même lorsque l'effectif devient un peu plus large. Et cela lui procure un caractère spécifique, avec son thématisme volontiers orientalisant (mais sans rien d'imitatif) et ses accents capiteux, une véritable personnalité que l'on prend à suivre.
Et plus que tout, ce que je n'avais peut-être pas autant remarqué les autres fois, la pièce, en un seul mouvement au tempo mouvant, ne révèle aucune baisse de tension, bien au contraire : alors que Szymanowski souffre souvent, précisément, d'une profusion qui rend son discours peu intelligible, ou trop dispersé pour en ressentir la direction, ce concerto semble suivre un cours profondément logique malgré son caractère puissamment onirique et évocateur. Pour couronner le tout, l'oeuvre maintient durant ces vingt-cinq minutes un équilibre paradoxal entre une tension musicale constante et une expression affective davantage rêveuse et apaisante.
Un concerto sans aucun "dialogisme", un sommet d'orchestration, un bijou de couleurs et de climat. J'aimais déjà beaucoup l'oeuvre, mais en l'entendant fonctionner en vrai, je suis désormais persuadé qu'on tient là un des chefs-d'oeuvre de la musique symphonique du vingtième siècle - car il s'agit davantage d'un poème symphonique avec violon solo leader, un peu à la manière de la Shéhérazade de Rimski-Korsakov.
Il s'agissait de la pièce travaillée de la soirée, manifestement (déjà préparée par le LSO, car donnée l'an passé avec Péter Eötvös), et la beauté des timbres, la netteté des phrasés étaient sans comparaison avec le reste du concert. A cela s'ajoutait Janine Jansen, la violoniste à la mode - à juste titre. Non contente d'enregistrer, par exemple, des Quatre Saisons au sommet d'une discographie saturée (à placer aux côtés du Giardino Armonico ou de Kevin Mallon), elle brille dans à peu près tous les répertoires à un degré assez suprême. Pour Szymanowski, elle fait valoir un son simple et gracieux, qui ne généralise pas le vibrato (de toute façon peu flatteur sur un timbre mince), et offre (pardon pour la banalité, mais la chose est difficile à définir sans sortir la partition et faire une vraie notule sur la question) des phrasés inspirés pendant toute la durée d'un concerto particulièrement périlleux et singulier.
Cadeau
Pour couronner le tout, un bis. Tout le monde frémit : aura-t-on la 278926382639201e excellente version des sarabandes solos de Bach ? Eh non, un bis vraiment inhabituel, et très sympathique, puisqu'il met à contribution le concertmaster dans le premier mouvement de la Sonate pour deux violons de Prokofiev (en soi déjà une oeuvre extrêmement rare au concert !). Ce n'est pas le chef-d'oeuvre insurpassé du compositeur, mais dans cette circonstance, cela ne manque pas de charme, d'autant plus que la soliste tient ici le second violon - ce qui donne l'occasion de l'admirer dans le médium et le grave, peu sollicités par le concerto. Par ailleurs, l'alliance impromptue de deux timbres très contrastés se révèle particulièrement intéressante, Roman Simović disposant d'un son beaucoup plus acidulé et projeté, très différent du tissu discret de Jansen.
Et du point de vue humain, à en juger par ses gestes de collégien amoureux se recoiffant sans objet tout en regardant les étoiles, il semblerait que ça fasse plaisir.
Brahms 1
Je n'ai pas lieu d'employer longuement l'espace de Carnets sur sol et le temps de ses lecteurs pour parler de la Première Symphonie de Brahms qui servait (astucieusement, de façon à ne pas permettre les départs anticipés) de seconde partie.
Pour ceux que ma vie intéresse, je me suis aperçu que j'entendais pour la première fois une symphonie de Brahms en concert, alors que je révère pourtant au plus au point ce compositeur et ce corpus. A force de courir l'interlope, je finirai ma vie sans avoir entendu la Cinquième de Beethoven en concert ! Pis, il est des oeuvres dont je peux d'ores et déjà deviner que je ne les verrai jamais, sauf concours de circonstances, comme celles qui durent trop longtemps pour êtres données en couplage, que j'ai déjà beaucoup entendues et dont l'empire n'est pas assez important sur moi pour que je leur consacre une soirée au détriment de choses plus inhabituelles : la Neuvième de Beethoven, la Première de Mahler...
C'est cela dit sans doute une décision raisonnable, à en juger par cette soirée. Eu égard au nombre de versions superlatives entendues, je souhaitais surtout l'écouter pour l'oeuvre, de façon ingénue. Malheureusement, j'ai été surtout frappé, peut-être par contraste avec Szymanowski, par l'opacité de l'orchestration, dont émergent seulement les solos déjà audibles au disque. Pas de plus-value sur les détails de la partition.
Et malgré toute ma bonne volonté, l'exécution m'a empêché, chose rare, d'entrer dans l'oeuvre, pourtant un réservoir inépuisable de grands moments.
A titre d'exemple, le solo de l'adagio du dernier mouvement joué comme un concert pour cor n'était pas forcément opportun, mais défendable, alors que j'ai vraiment eu quelque peine à comprendre l'intérêt de jouer très fort tout le mouvement lent, dépourvu de grâce et de mystère.
Dédicace à Klari : je n'ai pas pu m'empêcher de songer que la resucée qu'en faisait Rott est infiniment plus opérante, en fait.
Interprètes
Pour cette seconde rencontre avec Valery Gergiev, je remarque à nouveau l'écart incroyable avec le disque et les retransmissions. Alors que je l'entends toujours très engagé, voire un peu échevelé au détriment de la netteté du son et de la propreté de l'exécution, voilà deux fois qu'il me paraît comme terne, lissant à l'extrême les lignes. Pour Chtchédrine, j'avais mis cela avant tout sur le compte de la partition, elle même assez étale.
Néanmoins, dans le Brahms, c'était flagrant : à l'exception du milieu du final, tout est propre, mais rien ne relance le discours, il semble en particulier qu'aucun accent ne vienne marquer les étapes des progressions rhétoriques, l'impression bien connue que les musiciens ne font que « jouer les notes », un grief qui me fait horreur d'habitude, et que j'ai cependant fortement ressenti. Venant étayer cette suspiscion d'une absence de répétition entre le directeur musical et son orchestre, tous deux familiers de la partitions, certains effets de tempo, de détachés, de surarticulation viennent çà et là nous sortir de la routine, et quelques sections paraissent, elles, beaucoup plus intensément habitées. Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais j'ai vraiment eu l'impression de quelques petites heures de répétitions opérées sur quelques points précis pour "personnaliser" ce qui restait globalement tout à fait standard.
Et même vu comme cela, je trouve décevant, pour un orchestre de la classe du London Symphony Orchestra, de ne pas faire mieux, même sans chef ! Je n'y pas retrouvé non plus la beauté de timbre entendue lors de la Missa Solemnis pourtant mitigée de Colin Davis, un coloriste d'une tout autre dimension. Les cuivres ont même surpassé leur réputation de clinquant, en particulier dans la symphonie de Szymanowski.
Sinon, toujours civils, les membres du LSO restent debout pendant les saluts, petite politesse très sympathique - voilà qui change des chefs de pupitre qui agressent leur public.
La Première Symphonie de Szymanowski, qui n'est pas l'oeuvre-phare de la série, semblait aussi manquer de travail de détail, vu l'opacité générale, mais sa difficulté technique (parfaitement surmontée individuellement), sa rareté, l'ambition de l'intégrale en quelques mois rendent cette négligence très pardonnable.
De toute façon, je suis très content que le reste du programme ait été un peu négligé, si c'était pour donner un Concerto de cette trempe, impérissable !
Bilan laconique
Beaucoup de révélations sur l'impact singulier des oeuvres en salle, pour un seul concert !
Malgré ces étranges disparités, donc, une soirée exceptionnelle, vingt-cinq minutes de jubilation ininterrompue, et de la meilleure farine possible.
Commentaires
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