Beaucoup de gens ordinaires ne se posent pas la question. Ils marchent
dans la rue, achètent leur pain, rêvassent au boulot, élèvent leurs
enfants, entretiennent leur maîtresse, noient leur chien, sans se
douter de rien. Leur vie n'est pas assombrie par la conscience de ce
secret effroyable.
Et puis il y a ceux, les initiés, qui ont compris la marche du monde.
Ceux qui connaissent la vérité – et
il faut dire la vérité – marchent courbés sous le
poids de la Connaissance. Croyez- le, ce n'est pas pour rien qu'Il nous
mit
en garde.
Et moi, innocent, j'ai cru que la Connaissance m'apporterait un
supplément.
De
Georges Migot, on trouve
quelques bribes au disque : surtout de la musique de chambre (une
dizaine d'albums, et davantage si l'on compte les apparitions mêlées à
d'autres compositeurs), mais aussi un oratorio (
La Passion) et des mélodies (
Chansons de bord, chantées par
Daniel Marty et parues chez Malibran).
Dans les parutions récentes et les plus aisément disponibles, ATMA
vient de consacrer deux volumes au compositeur, l'un contenant du trio
avec piano (et une seconde pièce augmentée d'une flûte), l'autre le
grand cycle pour piano consacré au
Zodiaque, mentionné dans la notule consacré aux
grands cycles français du premier XXe siècle (avec son complément
ici).
La musique de chambre est assez peu marquante ; le cycle est plus
intéressant et personnel, même s'il n'est pas particulièrement
marquant,
a fortiori face aux
autres grands noms mentionnés. Je n'ai pas pu mettre la main sur
l'oratorio, le disque Arion étant épuisé depuis un moment, mais les
mélodies parues chez Malibran, malgré leur thème populaire, laissent
percevoir la même veine, un peu grise, mais dans l'esprit du temps (
français qui ont beaucoup lu Wagner), sorte
d'évocation aux moyens musicaux sophistiqués.
Aussi, lorsque l'
Association des Amis
de Georges Migot (présidée par un descendant Honegger) mit sur
pied une soirée exclusivement constituée d'œuvres du compositeur, au
lieu même (
Cité Internationale des Arts,
parallélépipède bétonné de l'un des plus beaux pâtés de maison de
Paris) où l'on put entendre un fulgurant programme
Hahn-Koechlin-Ravel-Emmanuel pendant l'hiver, et
cette fois-ci en plein cœur de juillet, comment refuser de se joindre
aux réjouissances ?
Contrairement aux attentes, c'était
assez
plein,
et de jeunes gens très attentifs (élèves des artistes ? famille
?
membres des associations de musiciens français ?), alors que l'annonce,
bien que faite sur les sites de billetterie, n'était pas
particulièrement visible, ni dans un lieu très fréquenté, et en plein
juillet avec un programme uniquement constitué de musique de chambre
(et de mélodies) d'un compositeur parfaitement inconnu (sauf intérêt
appuyé pour la musique française de la période)…
La soprano, pour des raisons de santé, ne put chanter, et lut les
poèmes
(exécrables : collection de clichés poétiques éculés et pas très bien
dits) officiellement publiés par Migot, accompagnés de ce qui semblait
être une improvisation figurative au violon (
a priori pas de la main de Migot).
Pour le reste, ce fut donc du
piano
seul (
Prélude, choral &
postlude ;
In memoriam Pierre
Wolff) et des
duos
violon-piano (
Madrigal ;
Estampie ;
Second
Dialogue), le tout couvrant l'essentiel de sa carrière, de 1929
jusqu'à 1968 (sans changement notable de style).
La Connaissance du bien et du mal est, bel et bien, une malédiction.
Que j'étais innocent en me disant que toute parution dans ce répertoire
négligé opèrerait un tri minimal et ne laisserait affleurer, donc, que
des chefs-d'œuvre,
ainsi qu'il en fut jusqu'ici. À ceci près qu'il
semble qu'il n'y ait à peu près rien à sauver, pardon de le dire
(car
je vais forcément me retrouver avec des commentaires bidons issus de la
même IP indignée de ma malhonnêteté), dans le legs de Georges
Migot.
Les musiciens ne sont vraiment pas en cause, que ce soit le violon
charnu (un peu trop rond pour le style, à mon gré, mais excellent) de
Claire Couic Le Chevalier, qui a
gravé chez le confidentiel label Arti sa Sonate pour violon solo, ou le
piano remarquablement articulé de
Tokiko
Hosoya (dont la
formation de chef de chant s'entend dans le sens
des masses et des strates).
Le problème se lit très bien dans l'excellent programme – et, encore
une fois, je salue le beau travail de l'association, monter ainsi un
programme patrimonial aussi rare et remplir une salle en plein juillet
! – qui expose la doctrine compositionnelle de Migot. Celui-ci, formé
par
Maurice Emmanuel (lui-même
assez tourné vers une linéarité assez prononcée et cependant complexe),
admirait beaucoup la musique du Moyen-Âge et de la Renaissance (d'où
certains mélismes et une gestion moins hiérarchisée des accords), et
voulait écrire dans une sorte de
permodalité,
c'est à dire emprunter à différentes gammes, en travaillant à partir
d'intervalles donnés, sans s'arrêter sur des pôles. Et, de fait, c'est
exactement ce que l'on entend : une écriture complètement linéaire,
impossible à anticiper ou à suivre, qui semble errer de façon
harmoniquement très complexe sans jamais se poser, et qui ne révèle
jamais une mélodie, plutôt des progressions qui semblent assez
théoriques, le tout sans qu'on puisse repérer une grande forme qui
enchâsse le tout. Et cela pose un petit problème : s'il n'y a pas de
mélodies (intervalles autonomes, et traversant plusieurs gammes), une
harmonie en mutation qui ne fait pas sentir de tension ou de détente
(ni même de couleur fixe, à part une sorte de grisaille permanente),
pas de forme générale pour organiser le tout, pas de pulsation (la
mesure est remarquablement élusive), et que la puissance d'évocation
est en outre particulièrement courte… on crève, mais alors presque
littéralement, d'ennui.
Au bout d'une centaine de concerts cette saison, on peut supposer que
j'ai l'habitude, y compris des mauvaises surprises, mais je me suis en
un instant retrouvé dans la peau de l'adolescent traîné au concert de
musique classique, qui ne comprend rien à ce qui se passe, et qui subit
cette musique morne et triste, tandis qu'autour de lui s'affichent des
mines béates qu'il peine à croire sincères. En plus, les morceaux
durent trois quarts d'heure chacun ! Quel intérêt, franchement ?
Et de commencer à gigoter, me recaler dans mon siège, sentir un bout de
menton qui me gratte, une petite tension dans la cuisse… J'ai dû sortir
discrètement de la lecture pour cesser mon agitation, je n'y tenais
plus – du Paul Féval, pas
Le Bossu ni
Le Loup blanc, mais
le grand cycle des
Habits noirs, très bonne lecture
dont j'ai retiré quelques pépites pour CSS.
C'est honteux, et je ne le confesse pas à la légère ; honnêtement,
alors qu'on se situait dans le parfait cœur de cible de CSS, cette
musique insupportablement morne, gratuite et vaine (une suite d'intervalles
arbitraires, pas dissonants, mais qui ne disent rien à part une
indicible inutilité de vivre) m'a
physiquement
fait souffrir comme je ne l'ai pas vécu au concert depuis
Wozzeck (ado, justement). Et
l'impression que le
Dialogue final
durait quarante minutes, alors qu'il en faisait sans doute, vu l'heure
de sortie, plutôt vingt.
Passé un certain nombre de concerts, passé une certaine habitude du
répertoire, on pourrait se croire à l'abri de grandes surprises dans ce
genre – en tout cas de ces surprises qui vous cueillent à ce point dans
votre chair et vous plongent soudain dans la peau du cancre en
mathématiques que vous n'avez pas forcément été… Expérience troublante
(et pas très agréable), d'autant que c'était le concert que j'attendais
le plus de tout juillet.
(En revanche, à l'Hôtel de Soubise, le
Spanisches Liederspiel de
Schumann avec Marie Perbost et Eva Zaïcik, ou le Troisième Quatuor avec
piano de Brahms, par le Trio Karénine et Sarah Chenaf, étaient des
merveilles à des degrés inattendus, des références absolues, même. On
croit cultiver une certaine intimité avec l'art, mais non, il tient
farouchement à sa liberté.)
C'était le 100e concert de la saison de CSS, l'un des plus alléchants
et sans nul doute le plus héroïque ; le bilan de la saison est en cours
de rédaction.