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dimanche 20 novembre 2016

Lire exotique


Un peu occupé ces jours-ci (à être malade, notamment), je garde sous le coude quelques notules prêtes en cas d'urgence. Notamment cette petite liste de conseils donnée en commentaires il y a quelque temps. Absolument pas hiérarchique, complète ou organisée, simplement quelques belles rencontres qui furent à mon goût et pourraient piquer la curiosité de lecteurs qui voudraient fouiner dans d'autres patrimoines.

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« Quelques suggestions semi-exotiques au semi-débotté (en définissant non-français comme exotique) :

Italiens :
¶ Camillo Boito, les nouvelles sont très chouettes. Peu sont traduites en français, mais l'écart entre les langues étant ce qu'il est, toutes les traductions fonctionnent bien. Le petit recueil de quatre nouvelles avec Le Collier de Budda est ce qu'on trouve de plus complet (et il faut bien sûr lire Senso, très différent du film, j'aime bien la traduction de Jacques Parsi qui se trouve isolément). Moins séduit par les autres membres de la scapigliatura, comme Tarchetti.
¶ À côté des trois grands auteurs épiques, j'aime beaucoup l'Orlando anonyme, d'abord plus plaisant que l'Arioste.

Hispanohablantes :
Borges bien sûr. On en recommande beaucoup de différents, mais je trouve que tous les volumes sont assez fades en comparaison du suffocant Aleph, où le goût de la surprise et du paradoxe ne sont pas outrepassés par l'édition ou limités par la langue (ce qui est davantage le cas des autres recueils célèbres). La traduction de Caillois, qui se trouve couramment, ne fait pas perdre une miette de la beauté de l'original (et la distance entre les deux langues étant plus que minime, on goûte vraiment directement la saveur d'origine…).

Anglophones :
Il y a bien sûr des tas de classiques, mais parmi les choses qui sont des standards là-bas et dont on parle peu ici (ou bien des choses passées de mode) :
Pope, The Rape of the Lock, un conte en vers assez étonnant. (Ça a dû être traduit, mais je ne suis pas sûr de ce que ça donne )
Radcliffe, The Mysteries of Udolpho (surtout célèbre par sa citation Northanger Abbey, l'Austen le plus sympa à lire d'ailleurs), une langue très riche, qu'on n'attendrait pas pour l'un des modèles du roman sentimental. Atmosphère plutôt gothique que galante, de toute façon.
Stoker, L'Enterrement des rats. Stoker a fait quantité des nouvelles, dont la plupart sont assez banales, mais celle-ci (très courte), contient la plus extraordinaire course-poursuite que j'aie jamais lue (ou vue, d'ailleurs). Ça se trouve même en ligne dans une traduction libre de droits très valable.
¶ Époux Goetz, adaptation de Washington Square de James, bien plus subtil et équivoque que l'original. C'est la base des dialogues du film de Wyler, et c'est encore donné par de petites compagnies dans les pays anglophones. Louis Ducreux l'avait traduite et adaptée en français, mais je ne suis pas certain que ça se trouve.
Hilton, Random Harvest. Un grand best-seller du temps, où en 1941, Hilton évoque (dans un dispositif narratif assez sophistiqué de récits d'entretiens tronqués) la reconstruction d'un homme d'affaires shell-shocked, avec quelques coups de théâtre. Ce n'est pas le livre du siècle, mais je trouve fascinant de se rendre compte de ce qu'on pouvait lire couramment alors : vocabulaire riche, phrases relativement longues, construction non linéaire, et puis ça parlait des conséquences de la guerre de 14 pendant la guerre de 40, qui voudrait lire ça (ou démodé, ou un surcroît de terreur) !  Ça a dû être traduit, mais sûrement pas réédité, je ne peux pas dire si ça se trouve.
[¶ Au passage, pour Shakespeare, j'aime beaucoup ce que fait Markowicz, recréant une ivresse du vers, même si elle est nécessairement différente ; on y retrouve cette moitié du plaisir qui disparaît quand il ne reste plus que les intrigues dans une langue plate (Hugo junior est épouvantable, Bonnefoy supportable, mais qu'on est loin du plaisir pentamétrique !). Ça change vraiment les choses.]

En allemand, je lis surtout la poésie et le théâtre, donc je ne peux pas trop dire – à part mon goût immodéré pour Hölderlin et Eichendorff, certains Heine, et bien sûr le choc de la Fiancée de Messine de Schiller, qu'il faut essayer (même les raides traductions libres de droits y font leur grand effet). J'aime assez Weib und Welt de Dehmel, également, mais rien de très exotique dans tout ça.

Scandinaves :
Le fondement est l'Histoire des rois de Norvège de Sturluson, mais il est probablement plus amusant de lire ses adaptations théâtrales : Hakon Jarl le Puissant d'Oehlenschläger (pas dans le commerce en français, mais la traduction de Marmier se trouve sur Gallica me semble-t-il, très sympa à lire sur liseuse ou tablette, avec le côté fac simile) ou son décalque (mâtiné de Macbeth) Les Prétendants à la couronne – la pièce d'Ibsen la plus adaptée à la lecture. Dans le second, les dévoilements vertigineux caractéristiques de toute la carrière de l'auteur se mêlent à une veine comique assez inattendue, et étroitement mêlée au contenu principal de l'action (ce n'est pas comme les personnages « de caractère » ou la parenthèse comique de Ruy Blas). Les autres Ibsen méritent plutôt la découverte en scène (Rosmersholm restant le sommet de sa production de maturité – mais peut-être Brand passe-t-il mieux à la lecture).
Et puis, pour toute sa postérité, Jeppe du Mont de Holberg, figure de l'illusion fréquemment réutilisée depuis (Si j'étais roi d'Adam…).

Ouraliens :
¶ Bien sûr le Kalevala de Lönnrot, reconstitution XIXe très lisible des mythes finlandais (des longueurs, mais aussi une qualité poétique supérieure aux épopées plus archaïques).
Heltai, auteur de contes très réussis (Le Gentilhomme et le diable), dont certains se trouvent en français.
Bornemisza et Szkhárosi Horvát, des prêcheurs énervés de la Hongrie du XVIe siècle : ces responsables religieux s'élevaient contre les abus des puissants, avec une véhémence qu'on imagine mal. Le premier fut mis en musique par Kurtág dans une de ses œuvres célèbres (il a aussi écrit des poèmes plus évocateurs, comme la Belle Buda) ; on doit au second un ébouriffant Réquisitoire aux Princes : « Vous vivez en mortel péché, Ducs et Princes puissants, / On vous nomme barons-voleurs, pillards avides, / Les plaintes du pays, criant "assassins !" vont retentissant. / Prompts à la malice, à l'abus, emplis de désirs putrides, / Vous prétendez posséder le pays ; / Personne qui ne soit serf à votre service / – Vous affamez couvents et abbayes ; / Personne qui ne soit au-dessus de vos vices. »  Se trouve assez facilement en anglais, pas sûr que ça existe en français.
¶ Parmi les épopées hongroises, genre en vogue au XIXe siècle, il faut bien sûr essayer La mort de Buda d'Arany, qui relate la prise du pouvoir (presque malgré lui) par Attila, sur le fondement d'un fratricide. Ne se trouve qu'en anglais (mais j'en avais bricolé une adaptation française pour un spectacle musical, je peux transmettre sur demande).
¶ Les enfants du grand traumatisme du XXe siècle. Pour Pilinszky, plus rien ne semble avoir de sens, comme en témoignent ses poèmes désabusés, qui évoquent avec une étrange distance les souvenirs des années quarante ou simplement la vie. Assez touchant, paradoxalement. (Le théâtre est plus étrange, sorte de Beckett actif.) Du côté du roman, il y a bien sûr le prix nobel Kertész ; le Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, l'un des fondements de sa célébrité, est l'équivalent post-Shoah des Carnets du sous-sol, un ressassement terrible qui tournoie avec une misanthropie moins offensive que défensive ; j'ai une tendresse plus particulière pour Le Refus, qui emprunte au style du grand roman du XIXe siècle son souci du détail, ses phrases longues, son besoin irrépressible de précision, de correction – une sorte de Balzac hors de contrôle, qui se mettrait à détailler le contenu des armoires et l'emplacement des boîtes à cigare. Dans la traduction des Zaremba, la beauté de la langue, le rythme ample et précis sont remarquables – l'une des plus belles choses qui m'aient été données de lire en français.
Karinthy fils, Épépé. Dans une veine parfaitement kafkaïenne (mais sans la froideur de l'inachèvement et des traductions françaises habituelles), les aventures impossibles d'un linguiste atterrissant dans un lieu où la langue est parfaitement inconnue : l'absence complète de communication et la descente aux enfers qui s'ensuit. Seule la fin (mais comment finir une telle histoire) m'a déçu.

Serbes :
C'est Ivo Andrić, l'ancêtre et le Nobel, qui dispose de la plus grande réputation, mais je n'ai jamais trouvé ça très marquant personnellement – du récit comme il y en a tant d'autres. En revanche, chez la plus jeune garde, on trouve des choses remarquables.
La mort de Monsieur Goluja de Š€čepanović, recueil de nouvelles astucieuses et très touchantes, me concernant. Les dispositifs ne sont pas trop complexes, plutôt évocateurs et aux confins de la poésie. Il existe aussi un court roman, Usta puna zemlje, une course-poursuite dépourvue de sens, avec une double entrée narrative, qui est intéressant mais qui a beaucoup moins de force que les mêmes procédés dans ses œuvres plus courtes. Tout ça chez L'Âge d'Homme, une fois encore ; je ne puis jurer de la disponibilité.
¶ C'est la même chose pour Albahari, assez conventionnel dans les romans. Mais dans certaines nouvelles (la Tentative de description du décès de Ruben Rubenović, négociant en étoffes), la dimension métanarrative est poussée à son paroxysme de façon très ludique (les personnages sortent de l'histoire pour s'adresser au lecteur indiscret), sorte d'équivalent à Tristram Shandy, mais en court et drôle.
¶ Il existe un excellent recueil chez Gaïa consacré aux récits courts de langue serbe, et dans lesquels on trouve de très belles choses drôles (Desnica), astucieuses (Pekić à propos de la révolution française, Isaković, Tišma, Savić), et même une des nouvelles de Monsieur Goluja.

Polonais :
Pan Tadeusz de Mickiewicz, la grande épopée facétieuse polonaise, à lire dans la merveilleuse version (exacte et) versifiée de Roger Legras.

En russe, je n'ai pas assez exploré, vu la richesse du fonds, pour proposer des découvertes interlopes. En revanche, pour Onéguine, une bonne traduction, musicale et badine, est indispensable, sans quoi on passe totalement à côté. Il faut donc éviter Tourguéniev-Viardot, Béesau et Backès, et se tourner vers Markowicz (qui le conçoit comme une lecture à voix haute) ou Legras (plus adapté à la lecture silencieuse), deux monuments de langue française en plus d'être fidèles à l'esprit et à l'essentiel de la lettre. J'ai un faible pour Legras, mais ce sont deux grandes versions. Weinstein est moins amusant, mais se lit bien aussi, très fluide. En anglais, où la transposition du vers est plus naturelle, l'historique Spalding et le piquant Beck fonctionnent très bien. J'en avais touché un mot plus en détail dans une notule spéciale.
Pareil pour les Tolstoï, il est très important de ne pas perdre l'humour de Guerre & Paix ou le galbe de Karénine ; dans les deux cas, Mongault s'impose. Et bien sûr, pour Dostroïevski, la réputation des traductions Markowicz, poisseuses et bancales comme les originaux, n'est plus à faire.

Chez les persans, les poètes comme tout le monde, Khayyām, Rūmī et Hâfez essentiellement, plus Chabestari, mais même avec le bilingue, difficile de ne pas sentir l'écart de la traduction, l'aspect un peu désarticulé du résultat (ça reste néanmoins joli et/ou bien vu).
Et en arabe, très séduit par les originalités de Nuwâs, dont l'intérêt survit étrangement (et seulement partiellement, je suppose) à la traduction.

Après ça, reste le très-exotique, dont la traduction peut difficilement rendre compte. On trouve tout de même des choses intéressantes dans le théâtre chinois : il y en a beaucoup en anglais, et il existe en français une trilogie édifiante bouddhique (Le Signe de Patience), où l'on retrouve des structures semblables au théâtre européen, et une représentation du monde assez instructive sur les corollaires de la doctrine bouddhique. J'ai dû en parler à un moment de ma série sur le Kunqu (les pièces étant forcément chantées).
De l'autre côté de l'eau, Les Dits du Ganji passent très bien en français. Ou les épures classiques de Saikaku comme les Cinq amies de l'amour, mais j'y trouve en l'occurrence plus d'intérêt comme documentation historique sur les mentalités à l'ère d'Edo et les conséquences d'un système totalitaire d'un genre particulièrement dystopique que sur la langue elle-même. »

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Sentez-vous très libres de l'enrichir, la commenter – ou la contester, même si cela exposera inévitablement votre sinistre manque de goût. Bons voyages !

David Le Marrec

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