samedi 14 octobre 2017
Tchaïkovski – Symphonie n°1
En la réentendant en salle (Philipe Jordan & Opéra de Paris), comme souvent, l'envie de mentionner quelques détails.
Bien qu'écrite tôt dans sa carrière, déjà très originale et tout à fait aboutie ; Tchaïkovski a beaucoup glosé sur ses propres difficultés avec la forme, mais en réalité, si le patron n'est pas aussi rigoureux que chez les contemporains germaniques (encore que le respect tremblant de la forme-sonate me paraisse assez passé de mode dans le dernier quart du dix-neuvième siècle), la construction en est au contraire très fine.
Quelques beautés à repérer pour une réécoute enjolivée.
♦ J'ai souvent lu que le premier mouvement était monothématique, dans le sens où, au lieu de faire dialoguer un thème A et un thème B, il se contenterait d'altérer progressivement un thème unique.
♦♦ Je ne suis
pas tout à fait d'accord avec cette interprétation : certes, il n'y a
qu'un seul thème, mais il
contient en lui-même deux composantes
(même trois, comme avec les
ponts très thématiques, le troisième thème des formes-sonates
traditionnelles) – la mélodie suave qui ouvre la symphonie, les
trépidations qui la suivent et la soutiennent même (plutôt une
dépendance du thème A, mais inhabituellement contrastée comme un thème
B), puis une mélodie très lyrique (qui tiendrait l'emplacement du thème
B).
♦♦ Cette
matière, certes énoncée simultanément, Tchaïkovski la réutilise et la
fait dialoguer pendant tout le premier mouvement, avec un beau
blocage-interruption assez mahlerien au centre, pas vraiment de
réexposition (le mouvement se termine immédiatement après ce qui
ressemble à la très brève réitération des motifs de départ), et un double développement (moment
traditionnel de modification et de contamination des thèmes) qui
aboutit dans un fugato assez remarquable. Libre, certes, mais
virtuosement étagé. Ce n'est pas de la jolie mélodie entassée de façon
rhapsodique, très clairement.
(On retrouve de multiples fugatos, dans un goût plus folklorisant, dans le final.)
♦ Autre trait frappant, les modulations assez violentes (en particulier dans l'adagio cantabile ma non tanto), où la hauteur des changements de thème surprend, « dévisse » par rapport aux attentes de la tonalité de départ.
♦♦ Le final
aussi propose ce type de raffinement harmonique, avec une marche harmonique ascendante
(reprise du même motif, mais en le faisant changer de tonalité, en
escalier) appliquée sur un motif
descendant, qui crée une étrange impression de dissonance cognitive, disons.
♦ Et tant d'autres détails délicieux, comme le petit pont, un motif d'attente avant la valse dégingandée qui sert de trio au scherzo, assez parent avec le motif du Destin dans l'Annonce de la mort dans la Walkyrie (qu'on ne trouve guère avant Wagner et tout le temps chez tous les autres compositeurs après !) ; ou, plus typiquement tchaïkovskien, la déconnexion du début de l'adagio (aplats de cordes) qui débouche brutalement sur un thème ineffable de hautbois, le véritable matériau du mouvement (l'introduction constituant plutôt une fausse piste.
♦♦ En cela,
le mouvement lent évoque furieusement
l'esprit de celui de la
Cinquième Symphonie, avec sa façon dont le thème fixe de la
symphonie, en choral de cordes,
débouche sur un solo tout autre de cor (avec écho de
clarinette), puis sur un nouveau thème extraordinaire (comme personne
d'autre n'en sait écrire) au hautbois (auquel le cor se joint à son
tour en écho). Mais le mouvement de la Cinquième est incontestablement
plus subtil et spectaculaire, avec le glissement du thème du hautbois
vers le thème obstiné de la symphonie, qui le contamine jusqu'à
exploser en choral de cuivres.
♦ Bien sûr, l'orchestration aussi n'appelle que des émerveillements, aussi bien globalement dans les étagements d'instruments, les répartitions thématiques, l'optimisation des profils sonores (les personnalités de coloration individuelles des bois, lyrisme du hautbois, halo des clarinettes et bassons ; les palpitations de cor à contretemps, là aussi caractéristiques du spectre tchaïkovskien)… que dans le détail très ponctuel des solos :
♦♦ mise en
évidence des altos dans le
mouvement lent (la mélodie principaleleur est assez longuement
confiée), puis, plus traditionnelle, des violoncelles ;
♦♦ solo
inhabituel de timbales à la
fin du scherzo (plutôt la spécialité de compositeurs plus ouvertement
hardis ou rugueux, et plutôt plus tard dans l'histoire de la musique) ;
♦♦ les alliages pour créer de nouveaux instruments, déjà
mentionnés dans la notule similaire autour de pépites de la Sixième Symphonie ;
♦♦ et,
évidemment, ce moment dans l'adagio
où tout l'orchestre se tait et où ne demeurent que deux flûtes seules, le genre de
moment qui passe facilement inaperçu au disque, où elles peuvent quand
même occuper tout l'espace ; mais voir les deux frêles roseaux au
milieu de l'immense orchestre muet, sentir aussi la différence d'impact
de la masse sonore… il y a là quelque chose de très marquant en vrai, de très instinctivement
distinct en tout cas.
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Je manque de temps pour faire un joli découpage sonore, je vous laisse repérer tout cela (à supposer que je ne sois pas le dernier à m'en rendre compte, naturellement) en réécoutant la symphonie.
Pour ma part, dans cette symphonie, j'écoute particulièrement volontiers Jansons-Oslo (Chandos) pour le rebond de la danse, Masur-Gewandhaus (Teldec) pour les irisations assez remarquables [ce sont aussi d'assez loin les deux meilleures intégrales à mon sens…], mais si vous ne les avez pas sous la main, rien de plus facile que d'en trouver une version. Ce n'est pas du niveau de sa Cinquième (sans égale), mais Paavo Järvi en propose, par exemple, une très valable avec la Radio de Hesse (Francfort-sur-le-Main) sur la chaîne YouTube officielle de l'orchestre.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
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