Hervé Niquet et les coupures dans la tragédie lyrique
Par DavidLeMarrec, lundi 26 juin 2006 à :: Discourir - Baroque français et tragédie lyrique :: #288 :: rss
L'éditorial que Jean-Claude Brenac consacre aux coupures est l'occasion de revenir sur le phénomène.
Je partage sa conclusion de Jean-Claude, même si je crois certains de ses arguments inappropriés.
Tout d'abord, je rappelle que je suis par principe farouchement opposé aux coupures. Il se trouve que parmi ses nombreuses tares l'auteur de ces notes est également amateur de Meyerbeer, Reyer, et R.Strauss, et que ces coupures sont encore plus cruelles puisqu'elles y affectent directement le drame. Concernant Reyer, sachant qu'une seule oeuvre a été enregistrée, une fois, et coupée quasiment à moitié, vous comprendrez aisément que la situation est encore plus désespérante. Seule solution : se plonger dans les partitions...
On trouvera deux approches différentes selon que l'on donne la primauté à la musique ou au texte. Mais je crois tout de même que l'on peut se retrouver sur quelques points.
1) La coupure comme moyen de modernisation
C'est l'argument principal d'Hervé Niquet, et que reprend largement Jean-Claude Brennac. Aujourd'hui, ces Prologues indécents qui flattent le pouvoir, ces choeurs qui commentent l'action, ces danses incongrues qui coupent l'action de façon peu crédible ne peuvent plus convaincre le public d'aujourd'hui.
L'argument est totalement idéologique et largement fallacieux : l'opéra, plus encore que tout autre genre, est fait de conventions. Le fait de danser entre deux meurtres n'est pas plus absurde que voir des Tritons parler (Persée) ou un baryton frappé en pleins poumons chanter pendant vingt minutes des sol bémol (Posa dans Don Carlos, entre autres).
Oter le Prologue et les danses, c'est redéfinir le genre (un comble quand on joue sur boyaux, qu'on fait fabriquer des cromornes[1] et qu'on vend sur le thème de l'authenticité).
Le Prologue peut être plus faible musicalement et littérairement parlant que le reste de la tragédie (Médée de Charpentier, par exemple). Mais chez Lully, non seulement le contenu en est toujours exceptionnel musicalement, équilibré, et pourvu des beaux vers de Quinault, mais en plus toute une série d'échos se tissent intimement avec le drame.
Le Prologue de Phaëton remet en perspective la nature parabolique de l'intrigue. Le Prologue d' Armide est dans un délicieux décalage avec le contenu dramatique de l'opéra, ce qui n'est pas sans enrichir le propos. Et hors Lully, dans Omphale (de Destouches), le Prologue explique les raisons de l'aveuglement d'Alcide (Hercule) sur Omphale.
Le genre évolue avec ces composantes, qui ne sont pas étrangères à lui. Ce serait comme bannir le merveileux de l'opéra, sous prétexte que la tragédie en est moins crédible. Mais la tragédie lyrique est précisément écrite en miroir de la tragédie classique, en sollicitant le merveilleux !
Ainsi, autour de 1700, le genre évolue vers plus de décoratif et plus d'excès dans la violence.
Exemples. Omphale mêle les danses à des sections très brèves de drame, dans un enlacement inextricable : tout se noue au sein même de la fête, entre deux pas de danse - comme l'Acte II de Werther, si l'on veut, mais avec une primauté à la danse pure, au divertissement. Beaucoup d'ensembles, plusieurs duos : Omphale/Alcide, Omphale/Prince lydien, etc.
Pour la violence, le suicide de Corésus sur scène dans Callirhoé offre un bel exemple de ce qui n'était pas envisageable bien sûr dans la tragédie classique, mais aussi chez Lully (la rivale d'Andromède, sa tante Mérope, meurt hors scène, entre le IV et le V, dans Persée).
Bref, couper Prologue et danses sous prétexte qu'ils ne veulent rien dire, c'est s'aveugler pour des raisons idéologiques. Depuis le dix-neuvième, la qualité d'une oeuvre est pensée comme liée à la transgression des normes. Et l'idée de l'indépendance de l'artiste est aussi primordiale.
Ce sont, au fond, ces raisons très contemporaines qu'invoque Hervé Niquet. En rien des raisons d'efficacité ou d'authenticité.
2) La coupure comme moyen d'efficacité
Si la défense de d'Hervé Niquet est très peu convaincante, c'est qu'elle s'arc-boute sur une position de principe qui serait justifiée par la nature de la tragédie lyrique.
Sur ce point-là, sa défense est très peu convaincante. Un je n'aime pas, donc je ne les jouerai pas serait à mon sens beaucoup plus tenable.
Parce qu'il pourrait dire qu'il préfère les couper plutôt que les jouer sans inspiration, ce qui serait un parti pris discutable, mais défendable.
Il pourrait aussi dire (hélas, ce n'est pas la part la plus saillante de sa justification) que ces coupures favorisent la densité dramatique et l'efficacité. Force est de reconnaître que dans _Callirhoé_, si je regrette de façon théorique de ne pas tout connaître, je suis absolument enthousiasmé par le résultat qui risquerait beaucoup de perdre en urgence si l'intégralité de la partition était exécutée.
Sur ces points où il pourrait se défendre, et où le débat pourrait se développer de façon équilibrée, on ne l'entend guère, hélas. Et c'est ce qui le met sous les projectiles, surtout alors qu'il est censé jouer ces oeuvres de façon musicologiquement autorisée : le prétexte idéologique qu'il prend n'est pas tenable sur le plan de l'argumentation.
3) L'importance de l'exhumation
Mais il ne faut surtout jamais oublier qu'Hervé Niquet est aujourd'hui l'interprète le plus friand de redécouvertes de qualité. Des Lully rares, mais aussi des Destouches (un autre sera monté et enregistré la saison prochaine) et Desmarest (Iphigénie en Tauride à Montpellier en 2007). Sans même parler de Boismortier (Don Quichotte chez la Duchesse, Daphnis et Chloé).
Le boycotter ou le tancer pour ces coupures, c'est faire l'impasse sur son mérite, et surtout sur ce que sa démarche a de précieux. Si nous le perdons, il ne sera pas nécessairement remplacé.
4) La qualité de l'exécution
Par-dessus tout, Hervé Niquet est à mon sens le meilleur interprète de tragédie lyrique qu'on ait jamais eu. Pour la profusion des couleurs, le sens incroyable de la danse, l'élan, la rondeur du son, le choix judicieux des interprètes, l'urgence du drame, l'ardeur du continuo, l'attention au sens de la déclamation.
C'est avant tout son mérite. Et je dois bien le dire : je préfère une oeuvre coupée par lui qu'une intégrale par d'autres plus tièdes, qui affadissent et uniformisent la déclamation, jusqu'à la rendre statique et purement esthétisée, presque dépourvue de sens.
Le but, au fond, n'est-il pas d'abord que l'oeuvre fonctionne, avant de vérifier son authenticité et son exhaustivité ?
Je crois que c'est avant tout de cela dont il faut prendre conscience : de la chance de bénéficier d'un interprète tel que lui pour ce répertoire.
Le reste fait plutôt figure de réserves que de griefs, à mon sens.
C'est pourquoi, plutôt que le boycott, je suggère les félicitations, et éventuellement les suggestions d'intégralité - mais il n'y faut pas compter, quels que soient les moyens de pression...
Rien n'est parfait ici-bas, même pas Niquet. Mais il en est plus proche que d'autres.
Notes
[1] Hautbois contrebasse. La basson n'est pas une basse de hautbois, son son est beaucoup plus doux.
Commentaires
1. Le mercredi 27 février 2008 à , par Morloch
2. Le mercredi 27 février 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
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