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Verismo Arias - Jonas Kaufmann, Antonio Pappano et le vérisme


Pour une fois, une nouveauté toute fraîche et (presque) grand public sur CSS. Un mot sur ce récital très attendu.


La peine de mort devrait être rétablie (après avoir dûment déchu de nationalité) pour ceux qui confient la photoshopisation des joues de ténors aux stagiaires préposés au touillage décaféiné.


Les lutins n'aiment pas le principe même du récital, qui sélectionne généralement les mêmes airs de bravoure hors contexte, souvent des moments musicalement et textuellement assez faibles, et qui empêchent par leur isolement toute adhésion au drame. Des suites de vignettes souvent dans le même caractère de plus, car suivant la thématique du récital, on retrouve le même type de tournures (tout simplement parce que l'air est un format prévu pour entrer dans un tout dramatiquement et musicalement cohérent, avec la plupart du temps des formes canoniques).

Avec tout ce qu'on attend désormais de Jonas Kaufmann, champion de la transversalité stylistique avec à la fois une très grande intelligence de la langue, de la psychologie, du phrasé, et une grande présence vocale, on ne pouvait qu'être juste satisfait, voire déçu.

Pourtant, les craintes d'un objet un peu lisse ou monotone, comme les extraits vidéos de ce studio, qui faisaient entendre un vibrato un peu élargi, n'étaient que de vaines fausses alertes.

En effet, il est difficile de trouver :

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1) Un récital d'opéra aussi cohérent et audacieux.

On a déjà expliqué ici les ambiguïtés de ce qu'on appelle le vérisme, qui est littérairement parlant une réplique italienne du naturalisme français, mais qui englobe musicalement tout le postverdisme, avec une expression lyrique dotée de longues lignes assez straussienne (mais jamais interrompues) et un raffinement harmonique, un usage des motifs récurrents qui héritent directement de Wagner.

On répugne généralement à y impliquer Puccini, et même chacun fait tout pour exempter son champion de cette étiquette souvent vécue comme péjorative : pour les amateurs de voix qui constituent l'immense majorité des amateurs d'opéra italien, la "tradition vériste" est celle d'excès peu subtils dans les effets vocaux - sanglots, cris, accents sous forme d'élévation des notes écrites...

Néanmoins, cette école postverdienne et postwagnérienne est stylistiquement assez homogène. On peut en exclure Ponchielli qui dispose encore d'une grammaire assez stable et verdienne et n'est pas encore imprégné de ce lyrisme straussien, mais Catalani, Leoncavallo, Mascagni, Cilea, Zandonai, Respighi, Alfano peuvent en de larges mesures y être apparentés. Même si certains sujets sont historiques, même si certains aspects tiennent parfois de la conversation en musique, même si certains de leurs opéras échappent à ce style (par exemple I Medici de Leoncavallo, d'un raffinement assez proche des recherches allemandes et françaises sur le timbre, l'harmonie et même le soin du livret).

Dans ce disque, qui exclut Puccini, c'est donc le postverdisme dans son acception la plus large (incluant même Ponchielli) qui est sollicité, bref tout l'opéra "fin de siècle" italien, y compris le wagnéro-inspiré Boito (mais finalement pas si différent de la grammaire des autres).

Alors que ces ariosos (ce ne sont pas des airs à reprise et ils sont courts, s'insérant dans le flux dramatique, à la wagnérienne) sont généralement peu propices au récital, leur choix, leur agencement et l'interprétation maintiennent l'intérêt vif de bout en bout.

Riccardo ZANDONAI - Giulietta e Romeo, sur un livret d'Arturo Rossato - "Giulietta, son io"

Air de Roméo devant le corps inanimé au tombeau. Une petite merveille de pathétique, tirée d'un opéra dont il existe tout de même deux versions, mais assez confidentielles... et on serait bien en peine d'en trouver des représentations scéniques.

Le langage de Zandonai est, parmi les véristes, celui qui s'apparente le plus à Strauss (on pourrait aussi citer Gnecchi, très lourdement imité par Strauss dans Elektra, mais son langage est déjà plus dans la veine "décadente", très au delà du postverdisme), avec de belles couleurs orchestrales (pas très audibles ici) et une harmonie riche et mouvante.

Umberto GIORDANO - Andrea Chénier sur un livret de Luigi Illica - "Un dì all'azzurro spazio" et "Come un bel dì di maggio"

Typiquement l'opéra historique qui est aussi dans son langage un archétype du "vérisme" (avec tous les guillemets nécessaires pour compenser ce contresens) musical.

Le livret d'Illica fait de Chénier un personnage très vaillant dont la dimension poétique disparaît totalement en dehors des références verbales qu'il fait lui-même à son art. L'écriture vocale et la tradition confient de toute façon ce ténor-là à des types assez dramatiques (y ont brillé Del Monaco, Corelli...), qui ne laissent pas vraiment la place à la douceur élégiaque de l'écriture du poète français. Un des multiples livrets qui, en désirant mettre en musique la biographie d'un artiste, le trahissent, voire s'encombrent de contraintes assez inutiles (ce peut aller jusqu'à des trames assez ennuyeuses).

Kaufmann tire un avantage immédiat de cette vaillance-là, avec un verbe nettement dessiné mais aussi un impact physique immédiat et une véhémence très communicative. Très difficile à habiter en récital, pourtant.

Francesco CILEA - L'Arlesiana sur un livret de Leopoldo Marenco - "E la solita storia"

Ce lamento de Federico est souvent donné en récital, alors qu'Adriana Lecouvreur est le seul titre représenté et de très loin le plus enregistré de son auteur. L'expression de Cilea est toujours simple, avec de grandes idées qui vont droit au but, parfois presque pauvres, mais toujours avec une urgence qui compense ses faiblesses.

Cet arioso narratif, certes un peu larmoyant, peut avoir le caractère très touchant de la complainte lorsqu'il est interprété de façon aussi claire que Kaufmann dans la progression de son histoire, et avec une sobriété qui ne met pas trop en valeur l'exploit vocal.

Ruggero LEONCAVALLO - La Bohème sur un livret du compositeur - "Testa adorata" (Marcello)

Chez Leoncavallo, c'est Marcello le peintre le ténor, et Rodolfo le poète le baryton. L'air est quelquefois (rarement) donné en récital, l'opéra ici encore est absent des scènes.

L'entrée aux cordes seules est étonnante, on penserait entendre le Schönberg de la Nuit Transfigurée, du Wellész ou le Hindemith de la Musique de concert pour cordes et cuivres. Le reste est plus dans la veine absolue lyrique, avec ses inévitables doublures de cordes, points d'orgue et gammes ascendantes tendues.

Ruggero LEONCAVALLO - I Pagliacci sur un livret du compositeur - "Recitar ! ... Vesti la giubba"

Comme tout le milieu de ce disque, un standard. Il est intéressant de remarquer la façon qu'a Kaufmann de dresser un portrait sans compassion de ce personnage, une force brute, dans la lignée il est vrai du livret : Canio recueille une orpheline, certes, mais il l'a épousée pour ainsi dire contre du pain. Généralement les chanteurs, en s'identifiant, rendent saillants le pathétique, l'humanité du personnage ; Kaufmann assume au contraire son caractère impulsif et brutal, avec un air de désespoir plus terrifiant qu'attendrissant. Une très grande réussite.

Pietro MASCAGNI - Cavalleria Rusticana sur un livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci - "Viva il vino spumeggiante" et "Mamma, quel vino è generoso"

L'air final de cet opéra célèbre est souvent convoqué dans les récitals de ténor, mais beaucoup moins la chanson à boire au caractère léger qui constitue le dernier moment de réjouissance de l'opéra, avant une rapide descente aux enfers, sans rémission. Souvent l'occasion pour les ténors de marquer un moment d'allègement de leur émission, pour égayer un peu le tableau et surtout reposer leur instrument. Kaufmann, lui, le chante ici (studio aidant) à pleine voix, avec une détermination qui annonce le caractère opiniâtre de Turiddu et confirme quelque chose du contexte réuni pour la tragédie.

Les variations d'intensité, de timbre, de couleur des mêmes voyelles sont très impressionnantes dans l'air final, d'une éloquence qui dresse un portrait émotionnel assez complet, dans une diction toujours détaillée et parfaitement intelligible.

Arrigo BOITO - Mefistofele sur un livret du compositeur - "Dai campi, dai prati" et "Giunto sul passo estremo"

Deux airs aux extrémités du drame tiré des deux Faust de Goethe. Leur inclusion est moins à la mode dans les récitals, mais cela reste assez célèbre, ne serait-ce que parce que l'opéra est joué de temps à autre et abondamment enregistré.

Ici encore, Kaufmann procure un relief inusité à l'air d'entrée haut placé mais peu tubesque, ainsi qu'aux bouleversants adieux visionnaires de Faust où la concurrence expressive est déjà beaucoup plus développée, tout simplement parce que l'air est merveilleusement écrit. Il y est déjà terrassé mais encore d'une vaillance qui montre sa jeunesse audacieuse, ainsi que d'une variété de nuances impressionnante.

Umberto GIORDANO - Fedora sur un livret d'Arturo Colautti - "Amor ti vieta"

Malgré l'arioso extrêmement bref (et sans réel texte), ici encore beaucoup d'intensité.

Francesco CILEA - Adriana Lecouvreur sur un livret d'Arturo Colautti - "L'anima ho stanca" et "La dolcissima effigie"

Etrangement, l'ordre des airs est inversé. De même que précédemment, ce seul opéra célèbre de Cilea est ici servi avec beaucoup d'aisance, aussi bien le dramatisme sobre de L'anima que l'extase douce de L'effigie.

Francesco CILEA - I Lituani sur un livret d'Antonio Ghislanzoni - "Sì... questa estrema grazia"

Le librettiste d'Aida et de la refonte des duos de Don Carlos après l'échec napolitain sert ici un air de pitié, encore une fois chez Cilea d'assez simple facture, mais très franc.

Almicare PONCHIELLI - La Gioconda sur un livret de Tobia Gorrio (pseudonyme d'Arrigo Boito) - "Cielo e mar"

Pilier des récitals "véristes" bien que n'appartenant pas au genre, et effectivement malgré les doublures de cordes, le langage reste plus stable, et l'instrumentation avec pizz dans les graves et interventions de bois solistes beaucoup plus proche de Meyerbeer que de Puccini. Les appoggiatures aussi sont choses assez inusités après Verdi (qui ne les utilise plus après Traviata et Trovatore, à part pour les rires de Preziosilla dans La Forza del Destino).

Licinio REFICE - Ombra di nube sur un poème d'Emilio Mucci

Sur un texte de son inamovible librettiste, une douce mélodie rêveuse de ce compositeur très peu présent au disque et jamais sur scène.

Umberto GIORDANO - Andrea Chénier d'Illica - "Vicino a te s'acquetta"

Le disque se termine en apothéose, toutes glottes dehors, et en tragédie comme il se doit, avec le duo final d'Andrea Chénier, comportant Eva-Maria Westbroek, ample et soyeuse, sans ses excès de vibrato récent, en guest star. Véritablement exaltant pour tout glottophile, même modéré, qui se respecte.

(Bonus : Pietro MASCAGNI - Iris sur un livret de Luigi Illica - "Apri la tua finestra".)

Beaucoup de choses rares (et belles), donc, et un programme qui opère un solide tour de l'esthétique, sans se limiter aux scies les plus communes (en évinçant habilement Puccini). De quoi réconcilier avec ce langage lorsqu'on ne cède pas tout à la facilité de la voix et à l'épanchement larmoyant.

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2) Un récital d'opéra aussi physiquement euphorisant.

De la glottophilie pure, avec une voix puissante, colorée, tendue et aisée à la fois.

On n'entend plus les tropismes de nasalité excessive, à part dans de rares circonstances expressivement délibérées. Au contraire, depuis son éclatant Werther parisien, Jonas Kaufmann semble avoir pris un tournant avec une émission sur une gorge encore plus ouverte et disponible, légèrement plus sombrée, un peu plus engorgée peut-être, avec un larynx bien bas, mais une telle capacité d'ouverture et une énergie articulatoire si impressionnante que toutes les difficultés semblent négociées le plus simplement du monde, comme si la vigueur suffisait pour résoudre toutes les chausses-trappes.

Les couleurs sont de surcroît extrêmement variées, y compris sur la même voyelle dans le même mot qui retourne dans le même morceau à quelques notes d'intervalle, juste selon les nécessités de phrasé et d'expression. Très loin du bricolage de ceux qui réduisent le nombre de voyelles ou les arrangent selon les configurations pour se faciliter la tâche (même s'il couvre très audiblement !).

Impressionnant et euphorisant, il y a un énorme plaisir, pour les amateurs de voix, à se sentir porté par cette invincibilité toujours tendue et toujours victorieuse ; toujours combattante et toujours aisée.

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3) Un récital d'opéra aussi abouti interprétativement.

De véritables portraits sont tracés en quelques instants. On peut établir toute une psychologie, tout un passé et un contexte, donner un caractère au personnage et deviner dans quelle situation ce caractère se trouve au moment de l'air, rien qu'avec les informations données par les phrasés de Kaufmann, qui propose de plus des personnages réellement fouillés, pas des schémas (ce qui serait déjà pas mal dans le cadre d'un récital, et d'opéra italien de surcroît !).

Même avec des familiers du rôle à la scène, il est très difficile d'entendre des Turiddu ou des Chénier de cette profondeur. Ce n'est pas tous les jours qu'un ténor du répertoire italien donne l'impression de s'exprimer en ayant à l'esprit les plus grands auteurs de la littérature et les plus fines notions de style musical.

Il y a par ailleurs dans cette voix aussi sûre une sorte d'émotion d'un autre âge qui rappelle les grands anciens, très impressionnante.

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L'accompagnement d'Antonio Pappano est bien sûr une merveille d'enthousiasme, de détails et de couleurs, on ne martèlera jamais assez le génie de ce chef, capable d'animer à l'extrême n'importe quelle oeuvre et de rendre chatoyante n'importe quelle orchestration, adroite ou non. Même sans les prises de son Decca, on peut remarquer sur n'importe quelle captation radio qu'il a transfiguré l'Orchestre de l'Académie Nationale de Santa-Cecilia de Rome (dont les choeurs sont aussi très bien articulés et assez beaux).

Voilà un disque qui devrait plaire à tout le monde. On peut bien sûr avoir plus d'affinités avec certains interprètes (et trouver mieux si on cherche dans les récitals vocaux plus intimistes du type lied ou mélodie), mais il est difficile de trouver autrement que superlatif et stupéfiant, au delà même de l'aisance vocale qui est absolue, ce récital.

Puisse le Ciel nous le conserver ainsi quelques années, le temps d'engranger quelques bonheurs et de ménager enfin un peu d'unanimité dans les rangs, ce n'est pas si souvent.

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  • Prolonger sur CSS avec la dénomination de vérisme et ses ambiguïtés.



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