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Jean-Michel DAMASE - Colombe - poétique de la clarté... et gâchis


En réécoutant Colombe, je suis à nouveau frappé par la qualité exceptionnelle de l'ouvrage.

L'occasion d'en détailler quelques ressorts en proposant quelques extraits (mis en ligne par nos soins, puisqu'aucune édition officielle n'existe pour que le public ait ne serait-ce que l'idée de réclamer l'ouvrage...).


Contexte de la scène : Julien, récemment marié à la timide Colombe, doit partir pour le service militaire, ayant refusé de louvoyer pour se faire réformer. Il est contraint de la confier au milieu décadent d'un théâtre dont sa mère, qu'il déteste, est l'actrice principale.
Ici, Julien, sur la foi d'une dénonciation, revient par surprise pour déterminer si Colombe l'a réellement trompé et avec qui.

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On remarque plusieurs choses :

  • L'écriture musicale est fondée sur un récitatif très mélodique, permis par une orchestration claire : les accords respirent, l'accompagnement est plus souvent ponctuation des vents que doublure écrasante par les cordes comme dans l'opéra traditionnel. D'où un grand naturel, vu la qualité exceptionnelle de l'écriture prosodique de Damase (et celle des interprètes ici).
  • La présence de motifs récurrents (par exemple la colère de Julien, qui monte toujours dans le grave de l'orchestre, comme par hoquets), utilisés comme soutiens inconscients et non comme signaux - l'inverse de ce que font les leitmotive germaniques, en somme. Ici, le motif ne fait pas sens, il souligne une émotion en sollicitant furtivement la mémoire auditive de l'auditeur.
    • De la même façon, certaines ponctuations instrumentales reprennent ce qui a été formulé à l'instant par la voix, comme si cela pénétrait progressivement la conscience de Julien et préparait sa réaction ("Mon petit rat... cette vieille loque !").
  • Le plus impressionnant est que la musique épouse les flux d'émotion des personnages (et singulièrement Julien, tantôt crédule, tantôt sombre) : l'accompagnement des mensonges de Colombe est d'un élan, d'un lyrisme, d'une luminosité incroyablement séduisants. C'est que jusqu'à la rouerie de la femme aimée a quelque chose de terriblement brillant et fascinant.
    • Chaque portion de réplique est colorée de façon différente, à la façon du kaléidoscope des émotions de la vie réelle, se succédant, se nuançant sans cesse. Et pourtant, nullement l'impression d'un patchwork désagréablement bigarré ni de mickeymousing : la poussée de cette musique permet de lier ensemble toutes ces sections.
    • Par ailleurs, on trouve quantité de clins d'oeil (la trompette lorsque Colombe badine sur le mot "général", ou encore le rythme discret de marche souple pendant l'évocation du camp de Châlons), assez délicieux.


Stylistiquement, on se situe quelque part entre les raffinements du Strauss des conversations de musique (Intermezzo et Capriccio, mais pas sans rapport avec le lyrisme de Der Rosenkavalier et surtout Arabella) et le ton plus français (badin et bigarré) de Poulenc, mais sans la grandiloquence de l'un ni la grisaille [1] de l'autre - une forme de quadrature du cercle.

En somme, du vaudeville assez grinçant de Jean Anouilh, où personne n'est épargné (Julien vertueux mais égoïste, Colombe superficielle au fil de sa nécessaire émancipation), Damase produit quelque chose de plus touchant, avec des profils très imparfaits évidemment, mais terriblement attachants. Et la séduction mélodique de son récitatif, la couleur de son orchestre léger, la poussée constamment allante de sa musique n'y sont pas pour rien.

Il est réellement triste que cette oeuvre, parmi d'autres bijoux, ne soit pas accessible autrement que par les réseaux de passionnés, alors qu'on enregistre tant de fois les mêmes scies. Il existe réellement des répertoires à la fois de première qualité et séduisants pour un vaste public qui demandent légitimement à être sauvés de l'oubli. En l'occurrence, c'est en plus en français, donc facile d'accès pour le public concerné. Peut-être aussi les conservatoires, dans leurs spectacles de fin d'année, plutôt que de jouer maladroitement des scies, pourraient se pencher sur ces oeuvres pas trop difficiles et assez efficaces. Il est sûr en revanche que ça ne prépare pas les interprètes à des rôles qui seraient amenés à soutenir leur carrière pendant des années...

Suite de la scène (et distribution) :

Notes

[1] Grisaille des émotions, souvent teintées d'une certaine tristesse ou d'une mélancolie pas très enjouée ; grisaille surtout de la prosodie, toujours assez plate chez lui.



Texte : Jean Anouilh (1951). Coupé pour l'adaptation lyrique, avec l'autorisation de l'auteur.
Musique : Jean-Michel Damase (1961)

Distribution de cet extrait :
Colombe - Anne-Catherine Gillet
Julien - Philip Addis
Madame Alexandra - Marie-Ange Todorovitch
La Surette - Jacques Lemaire
-
Et les autres :
Armand - Sébastien Droy
Madame Georges - Nicole Fournié
Du Bartas - Eric Huchet
Poète Chéri - Marc Barrard
Desfournettes - Patrick Villet
Le Pédicure - Marc Callahan
Le Coiffeur - Daniel Izzo
Un Machiniste - Wilfrid Tissot

Orchestre de l'Opéra de Marseille
dirigé par Jacques Lacombe
le 2 février 2007
(captation France Musique)

... et encore une occasion de tresser une couronne sans fin pour Renée Auphan !

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Commentaires

1. Le dimanche 12 décembre 2010 à , par Simon

Magnifique en effet!

Je trouve que le motif dont tu parles (colère de Julien) fait sens, de par sa nature même (grincements de cuivres virulents, puissants et graves) et par sa liaison à l'action dramaturgique, dont on peut dire qu'il abonde dans sa direction, qu'il la confirme et l'intensifie.
Certes, ce motif n'apporte pas de sens: il n'est pas un sens indépendant, et ne nuance pas même le sens dramaturgique. Mais cela ne revient pas à dire qu'il n'en a pas: il a simplement le même que celui de l'action théâtrale.

Merci bien pour cette découverte!

2. Le dimanche 12 décembre 2010 à , par Simon

(Je ne sais pas d'où m'est venu ce lapsus par deux fois répété entre dramaturgique et dramatique, désolé...)

3. Le dimanche 12 décembre 2010 à , par DavidLeMarrec

Oui, il fait sens, pour d'autres c'est moins évident. Comme tu l'as justement fait remarquer, ce n'est pas un "concept" (du type "l'amour des jumeaux" ou "la malédiction de l'anneau"), c'est plus le reflet d'une émotion simple.

Merci pour ces remarques !

4. Le samedi 1 janvier 2011 à , par Dave

C'est toujours un grand bonheur d'entendre Anne Catherine Gillet !

Quand j'aurai plus de temps (là c'est les examens...), j'écouterai cette Colombe ;-)

5. Le dimanche 2 janvier 2011 à , par DavidLeMarrec

... surtout que c'est à mon avis son meilleur rôle. Elle était merveilleuse aussi dans L'Héritière du même Damase.

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