samedi 23 avril 2016
Paavo contre le soliste fou
Sibelius 4 & Concerto pour violon de Tchaïkovski – Joshua Bell, Orchestre de Paris, Paavo Järvi
Première partie originale (Concerto pour clarinette de Nielsen, Quatrième Symphonie de Sibelius !), où Järvi rend à son habitude d'une lisibilité parfaite cette déroutante symphonie encore plus étale que le Sibelius habituel.
Le public, considérant la politesse mesurée de l'entracte et le délire final, venait essentiellement pour le concerto et pour le violoniste. De mon côté, si j'aime beaucoup ce concerto (comment ne pas aimer Tchaïkovski, tout est tellement bien écrit…), je j'ai jamais beaucoup aimé au disque le timbre perçant ni les manières de Bell. L'occasion de réviser potentiellement mon jugement, l'ayant soigneusement évité après des expériences négatives qui commencent à avoir une dizaine d'années.
Mais voilà, en vrai il ressemble exactement à ce qui m'en était resté : le son est puissant, les traits hallucinants de facilité, le chant plane sans difficulté au-dessus de l'orchestre, les doubles cordes sont complètement timbrées, chaque fusée est réalisée au cordeau, le tout d'une justesse immaculée. Immense technicien, assurément. Le son, lui, reste assez acide et strident, mais ce n'est jamais qu'une question de timbre.
En revanche, et c'est là que ce fut dur, le musicien est beaucoup plus insupportable encore qu'il m'avait semblé (j'avais surtout trouvé le timbre déplaisant, sans réelle contrepartie). Je dis souvent qu'on reproche aux interprètes de dévoyer Tchaïkovski, mais que je ne l'ai jamais entendu Tchaïkovski sombrer par manque ou par excès de pathos – c'est une musique sentimentale, la sobriété y fait du bien et l'emphase n'y est pas hors sujet. (En revanche, et en particulier dans la Troisième Symphonie, le manque de sens de la danse peut être très frustrant.)
Bell ajoute partout des portamenti lourdissimes (façon Corelli dans Celeste Aida), c'est-à-dire que les notes sont reliées entre elles par un glissement – qui pourrait être élégant, mais qui est ici aussi lourdement articulé que les notes elles-mêmes, comme si, dès l'entrée, on était supposé déborder d'émotions lacrymales. À cette tendance, qui déforme déjà la ligne (finalement assez sobre dans ce concerto), s'ajoute une façon d'exagérer le rubato jusqu'à la nausée – autrement dit, il change de tempo quand il veut, même pour un bout de mesure. Ce ne serait pas si grave si ses fantaisies arrivaient à perdre jusqu'à Järvi : les décalages sont assez nombreux, et particulièrement dans le final, pris si rapidement que le son ne sort plus de son instrument, que le timbre s'en abîme, et que ses ralentissements inopinés mettent régulièrement l'orchestre dans le décor. Ce n'est non seulement pas très intéressant (le plus vite et le plus emphatique possible) et pas très beau (ça pleurniche beaucoup, de façon uniforme, et les traits semblent être exécutés pour eux-mêmes, pas dans une logique musicale d'ensemble), mais c'est même un peu déplaisant dans le côté irrespectueux qui affleure : peu lui importe manifestement si les musiciens peuvent suivre, il fait son phrasé, son effet, sans écouter ce qui se passe autour.
Le pire est que ça fonctionne, triomphe aux saluts : et, de fait, si on voulait voir un prodige, on l'a vu, incontestablement parmi les meilleurs poignets / doigts en activité.
Je me suis de la même façon interrogé en le voyant reparaître sans son instrument : jamais vu un violoniste revenir ainsi les mains vides, comme pour signifier qu'il ne donnerait en aucun cas un bis (ce qui était étrange, vu que le concerto clôturait en plus le concert)… est-ce une clause d'assurance, pour ne pas dépasser le temps d'exposition imparti ? L'effet, en tout cas, avait quelque chose d'un peu impoli vis-à-vis du public, comme si la discussion n'était pas ouverte. Personne ne l'aurait obligé à faire le bis, mais en faisant différemment, il donnait (peut-être tout à fait involontairement) l'impression de renvoyer tout le monde un peu grossièrement. Disons que cela participait de l'impression générale du concert.
Au demeurant, il ne faut pas se crisper dans ces cas-là : comme il était clair dès les premiers instants que je détesterais cette interprétation, plutôt que de nourrir une inutile mauvaise humeur, je me suis mis en mode « écoute œuvre », et y ai pris beaucoup de plaisir, et à terme il était même possible de goûter la beauté des traits parfaits pour leur seule valeur technique. Accepter le point de vue des musiciens, même incompatible avec nos goûts, peut sauver une soirée.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2015-2016 a suscité :
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