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Pesanteurs historiques

Ce soir, au menu des réjouissances, une bande radio du soixante-quinzième anniversaire de Nikolaus Harnoncourt (1997). A la tête du Chamber Orchestra of Europe et du Choeur Arnold Schönberg, il dirige Alfonso und Estrella de Schubert, avec entre autres : Luba Orgonasova, Endrik Wottrich, Thomas Hampson, Alfred Muff, Olaf Bär...

Un détail attire mon attention. On sait que le monologue patriotique de Hans Sachs (dans les Meistersinger), un peu pesant au sortir de la seconde guerre mondiale, a longtemps été coupé (et, aux dernières nouvelles, ne serait pas systématiquement rétabli). Eu égard à l'idéologie particulière de Richard Wagner, notamment sa conception de la formation du héros, ou encore connaissant ses opinions antisémites (même si sa pratique fut bien plus complexe), la chose se comprenait à l'époque, à défaut d'être souhaitable.

Mais ici, Schubert. Au milieu d'un décor champêtre, Alfonso, tel le Jemmy de Guillaume Tell, remporte les jeux d'adresse et d'art. Et son père Troila est chargé de le récompenser. On lit alors :

Empfang das Schwert des Führers ! / Reçois l'épée du chef !

et l'on entend :

Empfang das Schwert des Königs ! / Reçois l'épée du roi !

Ce qui n'est gênant ni pour la prosodie, ni pour le sens. Mais de penser qu'à Vienne en 1997, certains mots, dans du Schubert, dans une atmosphère qui est celle de la fraternité beethovenienne rêvée, dans le décor du Devin du village de Rousseau, le mot "chef"/"Führer" soit banni, pour écarter tout mauvais souvenir, voilà qui est saisissant. Comme pour éloigner Schubert de tout soupçon, comme pour ne pas briser le rêve de cette scène champêtre par des souvenirs lourds de culpabilité.

Je ne crierai pas à la sotte censure (même si cette intervention me paraît superflue), le problème me semble de loin plus complexe. Ce soir, l'opéra a beaucoup dit sur l'état du rapport à cette période de l'histoire en Europe : elle pétrit encore les pensées, son urgence et sa prégnance sont toutes contemporaines.


[P.S. : Par ailleurs, Harnoncourt est merveilleux...]

[P.P.S : Sans même parler de ce petit bijou qu'est Alfonso & Estrella, pas du tout l'oeuvre faiblarde qu'on décrit dans les histoires de la musique. Un langage mi-classique mi-romantique, avec cette grâce toute schubertienne et des ensembles de première qualité. Bien des mozartiens, rossiniens, verdiens, weberiens, beethoveniens ou czerniens devraient y trouver leur compte.]


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Commentaires

1. Le mercredi 21 mars 2007 à , par Bajazet

Dommage que cette version Harnoncourt ne semble pas destinée à la publication. J'avais entendu autrefois la version Suitner, longtemps la seule, rééditée pour pas cher par Berlin Classics. Il faudrait que je m'y remette attentivement. Les opéras de Schubert recèlent des trésors.

Quant à l'altération du texte, elle est tout à fait symptomatique d'une tendance générale, et qui dépasse la crainte de ranimer les cendres de l'hitlérisme. À l'Opéra Bastille, le surtitrage des Troyens (à ce que j'ai entendu rapporter) esquivait bien évidemment "les hordes immondes d'Africains". Et qu'a-t-on fait des imprécations de Didon contre Rome ? Il se trouvera bien des gens pour les entendre comme un appel au génocide.

Le plus frappant, finalement, c'est ce refus de la distance historique. Les livrets sont sommés de parler pour le présent et dans le même langage que lui. On croirait voir recommencer, au petit pied, la Querelle des Anciens et des Modernes.

2. Le mercredi 21 mars 2007 à , par DavidLeMarrec

No-o-o-oble seigneur, salut !

Dommage que cette version Harnoncourt ne semble pas destinée à la publication.

Oui ! Quelques petites coupures dans les ensembles (certains couplets ne sont pas répétés), mais le tout est d'un souffle peu commun.

J'avais entendu autrefois la version Suitner, longtemps la seule, rééditée pour pas cher par Berlin Classics.

Une catastrophe côté direction. Tout est joué mezzo piano, aucune différenciation des caractères des scènes... on dirait du MIDI. Dommage, beau plateau. On ne se fait vraiment pas une idée fidèle de l'oeuvre avec ça, on comprend les accusations de longueurs et d'ennui.


Il faudrait que je m'y remette attentivement. Les opéras de Schubert recèlent des trésors.

Oui, mais faute de publications convaincantes, on laisse généralement entendre qu'ils sont ratés. Beaucoup demeurent indisponibles, au demeurant.


Quant à l'altération du texte, elle est tout à fait symptomatique d'une tendance générale, et qui dépasse la crainte de ranimer les cendres de l'hitlérisme.

Oui, tout à fait. En l'occurrence, disons que le terme en ce lieu pouvait faire interférence, troubler l'innocence du cadre, etc. C'est plus gênant lorsqu'on coupe !

Par ailleurs, l'obsession des metteurs en scène à tout transposer dans les années trente est un peu paradoxale, de ce point de vue...


À l'Opéra Bastille, le surtitrage des Troyens (à ce que j'ai entendu rapporter) esquivait bien évidemment "les hordes immondes d'Africains". Et qu'a-t-on fait des imprécations de Didon contre Rome ? Il se trouvera bien des gens pour les entendre comme un appel au génocide.

Peut-être pas, réflexe culturel oblige.

Si on allait par là, il faudrait interdire Samson, voire la Bible, puisqu'on y fait l'éloge, sinon du génocide, au moins de massacres "généreux", disons. Ca n'a pas encore été proposé à ma connaissance.
Pourtant, on pourrait assimiler avec quelque raison l'éradication des Philistins à des situations plus contemporaines dans la région. [J'espère qu'aucun metteur en scène ne lit ces pages, Grand Dieu !]

On notera qu'on balance d'ailleurs entre deux frilosités, et seules les valeurs sûres sont autorisés : d'une part ne rien laisser dire "contre les droits de l'homme", d'autre part ne pas froisser les minorités, qui ont droit à leur culture, avec des phénomènes paradoxaux d'autocensure.
Enfin, les minorités supposées victimes, les autres sont généralement moins entendues.


Le plus frappant, finalement, c'est ce refus de la distance historique. Les livrets sont sommés de parler pour le présent et dans le même langage que lui. On croirait voir recommencer, au petit pied, la Querelle des Anciens et des Modernes.

Avec un rien moins de panache en effet... d'autant plus qu'il n'y a guère débat.

C'est aussi extrêmement sensible au cinéma. Les dialogues, les montages, doivent toujours être réalistes. On doit parler comme on parle dans la vie (aussi mal si possible). Sans doute est-ce la raison pour laquelle j'ai de la peine à considérer le cinéma d'après 1950 comme de l'art. On y feint très souvent de rejeter l'esthétique au profit du réel.

Et dans le cas de la mise en scène d'opéra, l'opposition est très simple, les autorités (du "concret" pour rendre accessible au public) contre le public (qui veut du rêve).

Amusant, le public d'opéra est généralement considéré comme un public cultivé, voire pédant, et on suppose que contrairement au public des blockbusters, il n'est pas capable d'interpréter un costume dix-huitième.

3. Le mercredi 21 mars 2007 à , par Bajazet

Jean-Marie Straub, je vous ai reconnu !

Vérification faite sur un forum, il se trouve effectivement des spectateurs hypersensibles pour crier au loup à propos des imprécations de Didon. Ça donne : "la fin des Troyens m'a vraiment mis mal à l'aise, et blablabla". Si ma mémoire est bonne, quand Mortier a donné ces Troyens à Salzbourg, son propos laissait clairement entendre que l'épopée de toute façon, c'était du protofascisme.

4. Le mercredi 21 mars 2007 à , par DavidLeMarrec

Et vous êtes Eva Csapo, ou Danièle Huillet ?


Je suis rassuré. Merci pour à la Commission à la haute investigation.

Cela dit, il m'arrive aussi de tordre le nez dans certaines oeuvres (pas seulement pour du protofascisme supposé, au demeurant).

On n'arrive toujours pas à faire la distinction entre la morale et l'art, il n'y a rien à y faire. "Oh, Boulez je l'aime pas, et en plus tout ce qu'il a dit..." ; "Wagner/Nietzsche, mais il était pas un peu nazi ?"...
En revanche, allez savoir pourquoi, la nazité d'Orff ne dérange personne, peut-être parce qu'il n'y a pas de faux prétexte nécessaire pour échapper à cette musique plus accessible...

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